trois coracles cinglaient vers le couchant

Le mythe arthurien et l’empire romain
Parmi les hautes figures mythiques qui me font toute une compagnie avec laquelle me débattre en fiction, les chevaliers de la Table ronde ont une place de choix. Dans la mesure du possible, car elles sont légion, c’est avec curiosité que je me penche sur les œuvres qui les concerne et que j’assiste à leur constante métamorphose.

Trois coracles cinglaient vers le couchant – Alex Nikolavitch – refaire l’histoire

Alex Nikolavitch, dont l’érudition en matière de comics fait mes délices, publie ainsi chez « les moutons électriques » un roman arthurien intitulé, moins énigmatiquement qu’il n’y paraît [1], Trois coracles cinglaient vers le couchant.
Hasard ou effet de la noosphère, il se trouve que l’auteur y raconte à sa façon les aventures d’Uther dit Pendraig, autrement connu sous le nom d’Uther Pendragon et comme père du roi Arthur.
Lecteur lui-même de « mon » Uter Pandragon, Alex Nikolavitch a eu la gentillesse de me faire parvenir un exemplaire de son roman (il est inutile alors d’attendre de ma part une approche objective). Voici donc une occasion de lancer quelques pistes de réflexion sur sa vision du mythe arthurien et d’entamer un dialogue de longue haleine.
On verra l’auteur présenter sa démarche avec ses propres mots dans une vidéo (à partir 23:10).

trois coracles cinglaient vers le couchant
Qui dit mythe arthurien dit épée magique, et illustration de circonstance.

Résumé de quatrième de couverture :

Trois coracles cinglaient vers le couchant. À leur bord, Uther, un chef de guerre de l’île de Bretagne, et ses compagnons de toujours.
Leur destination, une île au bout de la mer, là où dit-on vivent les fées et les morts. Que va-t-il chercher si loin des terres habitées par les hommes ? Uther sait-il seulement qu’il va enfanter d’une légende destinée à traverser les siècles ?

Le crépuscule de Rome dans Trois coracles cinglaient vers le couchant

Alex Nikolavitch choisit de situer son intrigue dans la Bretagne de l’Antiquité tardive (appelée parfois âge sombre), qui voit le peuple breton romanisé en proie aux voisins barbares [2] que sont les Saxons, les Gaels, les Scots… dont la volonté d’expansion agressive réduit les différents clans bretons à une posture d’éternels assiégés, incapables de s’unir faute de chef consensuel.
De façon révélatrice, cette situation particulière de l’île de Bretagne, isolée et à l’extrême périphérie de l’empire romain finissant, en fait un miroir du monde romain lui-même : c’est-à-dire une civilisation amoureuse de ses ruines représentant, de plus en plus abstraitement, une puissance sacralisée (le carthaginois Hannibal en aura su quelque chose !), mais désormais vaine.
Or les légions ont abandonné l’île : n’y restent en fait de romains que des parias et quelques-uns éduqués très partiellement dans l’adoration de son souvenir, surtout militaire.
Rome, à la fois ville et empire, devient le fantasme ou même l’objet de foi de ceux qui, abandonnés par elle, persistent à y attacher la perspective d’un destin glorieux, une transcendance :  c’est là il me semble que s’épanouit le mythe, dans cette espérance d’un au-delà de l’Histoire qui verrait le triomphe des valeurs plutôt que des vainqueurs.
Il paraît donc logique qu’Alex Nikolavitch construise son personnage d’Uther par le biais de l’imaginaire de celui-ci, imaginaire naturellement ancré dans l’enfance et qui se nourrit du mythe romain. Pourtant l’écart entre fantasme et mythe s’avère de plus en plus perceptible et Alex Nikolavitch aborde ce thème tôt dans son roman :

Uther était jeune enfant encore, lorsque la nouvelle du sac de Rome par les Goths parvint en Bretagne. Pour certains, et même pour la plupart de ses compatriotes, la Ville n’était qu’un maître lointain, surtout pourvoyeur d’impôts et de corvées. Pour d’autres par contre, Rome représentait la présence vivante d’une grandeur touchant au cosmique, une source jaillissante de civilisation qui soudain s’était tarie. Dans les vertes campagnes de l’île, bien entendu, cela ne changea rien de prime abord à la vie quotidienne, ou si peu. Certes, les quelques légions s’en étaient allées sur le continent défendre ce qu’il restait de la cité impériale, mais l’alternance des saisons ne s’en trouvait pas perturbée pour autant, pas plus que celle des moissons. Dans les villes, les vieilles familles tentaient de grappiller le pouvoir abandonné par ceux qui gouvernaient jusqu’alors au nom des distants et faibles césars, et se livraient à d’insidieuses luttes d’influence.
Depuis des générations, dans tout l’Empire mais particulièrement sur l’île de Bretagne, les descendants de légionnaires se fondaient dans la population et portaient leur loyauté vers la terre qui les avait vus naître plutôt que vers la ville de leurs ancêtres : les ordres mettaient des semaines à leur parvenir et elle ne se manifestait guère que pour exiger des impôts toujours plus accablants. Ces descendants de colons armés n’étaient plus romains que de nom. D’ailleurs, si leur langage restait nominalement celui de la ville-monde, Cicéron et Virgile n’auraient pas reconnu leur parler abâtardi. Et puis ces terres bretonnes s’étendant aux marches de l’Empire n’intéressaient plus guère leurs maîtres lointains. Elles constituaient un avant-poste sans importance, au contact de régions barbares et mal connues de l’occupant, avec lesquelles l’on commerçait vaguement.

La bâtardise est un thème-clé du mythe arthurien, Arthur par exemple étant l’exemple du roi bâtard dont la légitimité repose sur d’autres critères que dynastique. Que la langue latine elle-même soit présentée comme bâtarde n’est pas innocent : je suis d’ailleurs tenté de postuler que le mythe arthurien pourrait bien, sans jugement de valeur évidemment, être le bâtard triomphant de l’épopée médiévale et du merveilleux chrétien.

roi Arthur mythe
Jon Snow est-il un bâtard de la même étoffe que le roi Arthur ?

Uther Pendraig, roi dépassé, roi no future

La question de la bâtardise et de la transmission du pouvoir, annonciatrice d’Arthur (qui n’est pas mentionné dans le roman, de façon significative) est abordée plaisamment au cours d’un dialogue entre Ambrosius Aurelianus, surnommé le Dernier Romain, et Brude, guerrier picte qui accompagne Uther :

– Mais… comment transmettez-vous le pouvoir ? Les terres ?

 – Ce n’est un problème que pour vous autres, Romains, qui donnez tous les droits au père de famille… et ne savez tellement plus qui est le fils de qui que vous avez recours à l’adoption dès qu’il y a un doute. On n’est jamais tout à fait sûr d’un père, je crois, mais d’une mère ? Toujours.

On peut songer ici à l’expression « mère patrie », ou au rapport que les Bretons de moins en moins romanisés entretiennent avec leur terre natale (voir la citation plus haut). De ce point de vue, Uther le romanisé est une figure paternelle trop peu fiable, donc indigne de remplir la fonction de héros national pour les Bretons divisés.
Qui plus est, Uther constate le déclin de Rome à travers des indices concrets, comme le manque d’entretien des routes :

l’ancienne voie romaine à l’abandon, dont la végétation commençait à disjoindre le dallage

ou encore le comportement des notables bretons qui s’efforcent d’étaler une magnificence anachronique et, c’est le cas de le dire, déplacée :

Il s’agissait, en se drapant des oripeaux d’une Romanitas qui n’avait plus de sens concret, de grappiller quelques miettes d’un prestige illusoire. L’attitude ne relevait même pas du provincialisme : la Bretagne n’était plus une province depuis plus de deux décennies. Elle commerçait certes toujours avec l’Empire, encaissait ou dilapidait des pièces d’argent, ou plus rarement d’or adultéré, dévalué, frappées du profil de l’un ou l’autre César. Mais les municipes ne rendaient plus de comptes qu’à elles-mêmes et s’étaient accaparés les vieux circuits du fisc impérial. L’aura de Rome, encore amplifiée par l’éloignement dans le temps et l’espace, conférait néanmoins à ces démonstrations un lustre précieux, en des époques d’incertitude.

La romanité est donc une apparence qui peine de plus en plus à dissimuler la pourriture, qu’il s’agisse de celle des puissants ou celle des civilisations. Ce pourrissement prend différentes formes dans le roman, telles la guerre civile qui oppose Uther à Godiern (dont la forteresse est un mélange disgracieux d’architecture romaine et bretonne), ou encore les tensions religieuses entre païens et chrétiens, voire entre divinités païennes.

Uther Pendragon Excalibur
Dans Excalibur de John Boorman, Uther Pendragon s’imposait par la force, symbolisée par l’épée magique. L’Uther de Nikolavitch est au contraire un personnage effrayée par sa propre force et qui doute de la légitimité qu’elle suscite.

Dans ce contexte violent et celtique, Uther est associé au symbole de l’épée, la magique Excalibur nommée ici Calibourne [3]. Ce nom en tant que tel est caractéristique de la période de transition mouvementée que connaît la Bretagne réinventée par Alex Nikolavitch : en effet, le nom Calibourne serait une altération de celtique, de latin et de grec. Nom bâtard, donc, mais aussi nom d’une arme qui deviendra plus célèbre qu’Uther Pendragon !
C’est tout le drame du personnage : porteur de l’épée et donc d’une espérance de synthèse, de syncrétisme, Uther pourrait déjà prétendre incarner le roi rêvé du peuple breton. Mais Alex Nikolavitch choisit d’en faire un homme du doute, et exemplaire dans sa fidélité au doute.
Il faut dire qu’enfant perdu de Rome, Uther intériorise le déclin de la civilisation qui le fascinait, et dont le destin au fur et à mesure de l’intrigue se confond avec l’oubli, l’occultation de la civilisation romaine, au point que les réflexions d’Uther évoquent la culpabilité du survivant [4].
Or, peut-on survivre à l’idée qu’on se fait de la civilisation ? Uther formule ses doutes à ce propos à plusieurs reprises, rendant d’ailleurs conscient le lecteur que le simple fait d’exprimer de tels doutes est en soi la preuve que le mythe romain a vécu :

Peut-être la civilisation était-elle destinée à crouler ? Rome comptait plus de mille années sur son calendrier et, dévorée par la sénilité, elle s’effondrait peu à peu sous son propre poids. Tenter de la sauver ne faisait, semblait-il, qu’ajouter au chaos. Tenter de la relever n’était qu’une farce bouffonne à laquelle seuls des fous comme lui se prêtaient encore sans se rendre compte de leur ridicule. Uther se vit comme un homme qui essayait de contenir le débordement d’un fleuve à mains nues. Mais si futile que puisse sembler sa tentative, elle valait mieux que l’inaction, que rester à l’écart en assistant au saccage. Cela, oui, demeurait au-dessus de ses forces. […]
Mais combien de temps cette illusion pourrait-elle tenir ? Car Uther s’en trouvait désormais convaincu : il ne restait de Rome qu’un souvenir diffus et inexact en Bretagne, une vision tronquée au point d’en devenir fausse, et il ne pouvait imaginer que de telles visions légendaires puissent encore longtemps perdurer et faire sens. On ne pouvait, pensait-il, bâtir un pouvoir ou un royaume durables sur un terrain aussi meuble. […]
Peut-être le mode de vie que croyait défendre Uther était-il déjà mort depuis longtemps, quand l’art de coucher les choses sur les tablettes de cire ou le parchemin s’était perdu. Faire venir du papyrus des confins de l’Empire représentait un luxe intolérable en ces temps difficiles. C’est par ces détails aussi qu’il pouvait ressentir la mort de l’idée romaine.

C’est dans un effort pour contrer cette conception fataliste qu’Uther décide de s’embarquer avec quelques compagnons sur les trois coracles du titre. La trinité flottante cherche à obtenir, par la grâce d’un sacrifice d’abord indéterminé, le soutien de puissances merveilleuses : c’est encore, pour Uther, une façon de placer dans d’autres mains que les siennes ses responsabilités de chef. Mais le couchant représente aussi la volonté, un peu naïve, de s’éloigner davantage du monde romain, de cette Rome fantomatique de l’est et du sud qui ne semble plus avoir que des vertus morbides.

Last Legion
Dans La dernière légion de Doug Lefler, le jeune Thomas Brodie-Sangster joue un romain qui se détourne de Rome pour devenir Pendragon en Bretagne.

Un dernier romain pour la route

Même si je privilégie ici le personnage d’Uther, Alex Nikolavitch veille, dans Trois coracles cinglaient vers le couchant, à proposer différentes approches du pouvoir et des héritages romains et celtiques : barde, druide, guerrier, maîtresse… fournissent autant de points de vue que de personnages, chacun jouant le rôle de témoin et parfois de juge d’un Uther de plus en plus isolé, comme la Bretagne. J’insisterai en particulier sur l’alter ego d’Uther, Ambrosius Aurelianus [5], le Dernier Romain, soit un soldat exilé de Rome et censé imposer seul l’autorité de l’empire agonisant à l’île bretonne.
Certes, au premier abord, lui aussi est désillusionné, d’autant plus qu’il est le seul dans l’entourage d’Uther à pouvoir se réclamer du souvenir de la Rome réelle :

Ambrosius arrêta son interlocuteur d’un geste agacé.« As-tu déjà contemplé Rome de tes propres yeux ? L’un d’entre vous a-t-il même jamais approché la Ville ? D’ici, à vous entendre, vous l’imaginez comme une cité céleste toute de marbre, mais en réalité il n’y a plus que des ruines là-bas, tenant tout juste debout. Si par habitude l’on y entretient encore quelques palais, tant bien que mal, et qu’on les empêche de s’effondrer une fois pour toutes, les grands édifices du temps de sa splendeur blanchissent peu à peu tels des os laissés au soleil. Les maisons où l’on vit encore sont comme les vôtres, bâties de chaux et de torchis, ou de brique pour les plus luxueuses. Tout au plus plaque-t-on parfois un stuc sur leurs façades et leurs murs en espérant vainement faire illusion. Il ne subsiste de Rome qu’un fantôme s’accrochant aux marais des miasmes desquels elle avait jailli plus d’un millénaire auparavant.

Ambrosius plus encore qu’Uther est un personnage critique, dont le discours repose sur la confrontation à la réalité (jusque dans ses détails les plus concrets, architecture, odeurs…) et non le désir ou les regrets.
C’est précisément cette capacité à s’appuyer sur les faits qui lui permet de s’adapter : il reconnaît en Uther les qualités d’un chef, accepte de s’allier à l’ancien ennemi picte, gouverne Londinium, mène les hommes à la guerre, entre en contact avec les chrétiens… Rejeton de Rome et donc a priori du passé, il s’avère le plus polyvalent et moderne des personnages conçus par Alex Nikolavitch.

trois coracles cinglaient vers le couchant analyse
Ainsi passe la gloire du monde…

C’est qu’Ambrosius est animé, au contraire d’Uther, par une force inaltérable : non pas que Rome puisse triompher de nouveau, mais qu’il y a au-delà de Rome une puissance de la tradition qui se transmet et définit les individus :

Je suis amoureux de la jeune fille [Rome] qu’elle a été en son temps, et j’en porte le deuil inconsolable. Et si j’en défends encore l’honneur, c’est bien par devoir et habitude plus que par conviction. […]
Mais il y a une langue, un empire, une tradition, une continuité de l’institution que les mercenaires fédérés défendent même quand ils ne s’en rendent pas compte.

Le Dernier Romain est, par excellence, le dernier témoin, et donc le plus à même de jouer la figure de passeur exemplaire : ce qu’il dit de Rome et l’attitude qui en découle ont, auront, possiblement plus de poids que les fantasmes ou les croyances instables des autres personnages du roman.
Habitude et tradition, cependant, ce sont aussi, bien sûr, les moyens de transmission des mythes, et la raison pour laquelle nous pouvons nous y référer sans les confondre avec la réalité. La vérité qu’ils portent, poétique et ambiguë peut-être, a le mérite de survivre à toutes les réécritures : Uther Pendragon, Uthyr Bendragon, Pen Draig, Pendraig, Uter Pandragon… les noms d’un personnage multiplient les récits, et toujours nous attendons la naissance d’un roi bâtard et merveilleux.

trois coracles cinglaient vers le couchant couverture
La couverture du roman par Melchior Ascaride

Notes :
[1] Il s’agit en fait de la première phrase du roman. Ce choix renvoie notamment à la tradition antique consistant à donner aux premiers mots d’une œuvre la fonction de titre. C’est par exemple le cas de l’épopée de Gilgamesh, dont le titre en Mésopotamie antique était donc « Celui qui surpasse les autres rois ». À noter : un coracle est un bateau de cuir et d’osier.
[2] Entendre par barbare les peuples non gréco-romains.
[3] Le nom de Calibourne se trouve dans l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, source principale sans doute d’Alex Nikolavitch. L’onomastique autorise tous les jeux et multiplie les interprétations.
[4] En divulgâchant un brin : Uther, survivant à la plupart de ses proches, en vient à se survivre à lui-même et renonce à la maîtrise de son destin, devenant symbole de ralliement et bras armé des Bretons, mais manifestant surtout la volonté de mourir dignement.
[5] On notera que dans d’autres versions, notamment chez Geoffroy de Monmouth, Ambrosius Aurelianus est le frère d’Uther.