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Le modulateur, déjà, c’est ce qui permet à ces vaisseaux de fonctionner. |
Dire, être, détruire : le dieu dans la monade
Le « modulateur monadique » (baptisé Anaximandre d’après un penseur grec) est une des énigmes les plus intrigantes de Latium. Sans revenir sur la référence à Leibniz (l’auteur renvoie lui-même à la Monadologie du philosophe), on pourra remarquer que le rapprochement des termes pour évoquer une sorte de système de propulsion intelligent contribue à donner l’impression d’un langage spécifique à l’univers de Latium, sans tomber dans les bizarreries néologiques qui encombrent parfois les livres de genre SFFF.
Mais si « modulateur monadique » sonne comme un hybride techno-philosophique, il est tentant de rappeler que moduler correspond à une importante polysémie. Moduler, c’est produire une variation sonore, rythmique, mélodique. Remarque préliminaire qui s’avérera significative quand Anaximandre prendra la parole.
Mentionnons toutefois des éléments de description du modulateur en tant que tel :
[…] un cube de métal, de trois cent mètres de côté. Les flancs lisses et mats de la construction couvraient un appareillage de transformateurs électriques et de systèmes de refroidissement au sodium.
Un appareillage industriel complexe en guise de château du sorcier. (je souligne)
La description aboutit à une phrase conclusive qui met en avant l’idée de mystère et d’illusion (la comparaison avec le château du sorcier), et renforce le thème omniprésent de la complexité comme procédé de dissimulation.
Que camoufle cette fois l’appareillage ? Un système de déplacement instantané, qui est aussi un personnage dont la désincarnation est extrême, au point d’être qualifiée de « présence ».
De la même façon que la vie se répandait dans une chambre sacrée (cf. article sur la « conception virginale »), le modulateur monadique se manifeste sous une forme expansive :
une présence se manifesta dans l’esprit d’Oikè, envahit tout l’espace disponible dans sa conscience – à moins que ce ne fût, au contraire, elle qui se trouvât soudain happée dans un ensemble de signifiants qui la dépassaient et l’englobaient.
Or, l’apparition d’Anaximandre pose un problème de langage, puisque sa façon de s’exprimer échappe aux contraintes communes. Si « la linéarité […] la caractéristique commune de toutes les langues », le modulateur monadique ne s’y soumet pas [1].
Mais comment décrire (donner à lire) un langage qui ne se prête pas, à priori, à la transcription ?
Dans le cas d’Anaximandre, le « modulateur monadique », il semble qu’il y ait identité parfaite entre pensée et être (le « je pense donc je suis » cartésien remplacé par une équivalence, pensée = existence ?) :
Il donnait accès à son système de pensée – de pensée ou d’existence ?
Le narrateur, par le biais d’Oikè, évoque une « manière non discursive de communiquer ». En tant que tel, le verbe « communiquer « permet de passer outre les notions de langage articulé, de parole, tout en autorisant la transmission d’informations (la fonction de ce dialogue a surtout pour enjeu, finalement, l’exposition, l’introduction du personnage d’Anaximandre et ses particularités, plus que de faire avancer l’intrigue).
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Le nom du modulateur monadique fait référence au philosophe Anaximandre, qui a tenté d’expliquer l’organisation du monde d’un point de vue scientifique. |
Et cependant, pour le lecteur, cette « manière non discursive » est restituée sous une forme accessible, correspondant au discours direct, quoique complexifié. Citons la première phrase attribuée à Anaximandre :
– Vous avez tardé (dans votre temporalité (illusoire et limitée perception du monde).
L’auteur n’enfreint pas les règles du dialogue. Les répliques alternent entre les personnages et obéissent aux règles typographiques attendues. La particularité qui saute aux yeux consiste non pas en l’emploi des parenthèses (rares dans un dialogue, mais tout de même possible), mais dans leur prolifération, qui reproduit le principe de priorité des opérations en mathématiques et donne l’impression, dans le texte, d’une multiplication des possibilités et des détails de la parole.
Il faut à présent insister sur ce qui apparaît comme un axe majeur de lecture de Latium : la tension permanente entre deux logiques à la fois antagonistes et complémentaires ; l’aspiration d’une part à la singularité, la concentration (identitaire), et d’autre part la démultiplication, la division pourvoyeuse de diversité.
De ce point de vue, on peut formuler l’hypothèse que Latium mime le principe de division cellulaire qui prend son sens dans un organisme en formation. Si les personnages principaux du roman cherchent le dernier homme, ce n’est pas seulement par plaisanterie qu’on supposera que l’auteur cherche le dernier livre (et par son ampleur et sa variété intrinsèque Latium a quelque chose de l’ébauche de l’œuvre totale fantasmée).
Dans le dialogue même d’Oikè et Anaximandre, on relève ainsi quelques formules frappantes :
(Anaximandre) – Identité, divergence (fables anthropomorphes)
(Oikè) – […] Mes sœurs et moi sommes, au sein de Plautine, en conflit. Resterez-vous neutre, quand bien même cela pourrait menacer l’intégrité de cette Nef ?
La réplique d’Anaximandre est presque une rupture de l’illusion référentielle. Ces « fables anthropomorphes », ce sont l’ensemble des personnages de Latium, c’est-à-dire pratiquement l’ensemble des éléments d’un univers où le moindre objet est pourvu d’une forme plus ou moins développée de conscience.
Fabula rasa
Encore une fois, dans un monde où l’homme a disparu, le monde entier se met à ressembler à l’homme (plus tard dans le roman, Olympus Mons sera occupé par l’IA Plutarque, démesurée). Tout personnage est donc fabula, construction et dramatisation par le discours qui donne l’illusion de la vie (mise en abyme de la fiction qui se rappelle au lecteur, au risque peut-être de le détacher du récit).
Cependant, pour Oikè :
– Ces choses-là sont des affaires sérieuses.
La fable si illusoire soit-elle impose un programme, le fameux horizon d’attente que l’auteur ne sacrifie pas à l’exploration du concept : pour arriver à son terme, prétendre à l’achèvement (la dernière formule du roman : Acta est fabula), le récit nécessite le conflit.
Or le conflit, pour le modulateur monadique, est une condition nécessaire d’existence :
– Nous approuvons la multiplication des possibles (équilibre entre l’optimum d’ordre et le maximum de diversité). Chaque tentative (même modeste comme la vôtre) éloigne l’Humanité du spectre de l’extinction.
La « multiplication » (ailleurs profusion, prolifération, etc.) est une répétition de crises qui, tout en permettant à l’intrigue romanesque d’avancer, n’a pas pour finalité une résolution définitive, et certainement pas satisfaisante : éloigner le spectre de l’extinction n’est pas l’exorciser.
Hanté par des souvenirs de l’humanité perdue, les automates spirituels de Latium sont l’expression d’une crise de conscience qui, sur le modèle du théâtre classique, leur impose un destin tragique.
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Notes :
[1] Cette question du langage hors norme peut susciter diverses références. La question du langage et du temps a été récemment mise en valeur par le film Premier Contact (de Denis Villeneuve) adapté de la nouvelle de Ted Chiang, L’Histoire de ta vie. Alan Moore l’avait mise en scène dans son célèbre Watchmen,dans lequel le personnage du Dr Manhattan mène plusieurs conversations simultanées (de son point de vue), avec des personnages que le temps et l’espace séparent.
Je suis tombé sur ce billet après avoir googlé "modulateur monadique". Agréablement surpris de découvrir cette analyse au sujet de ce fascinant "personnage" (être éthéré (singulier dans sa multiplicité). Je crois que c'est un des éléments qui m'a le plus captivé dans cette œuvre.
Merci ! Je transmettrai à Romain Lucazeau à l'occasion !