since feeling is first poem

« since feeling is first » est un poème d’E. E. Cummings (Edward Estlin Cummings, dit parfois ee cummings) publié en 1926 dans son recueil is 5, aux éditions new yorkaises Boni & Liveright. Le nom du poème est directement issu du premier vers, mais il s’agit précisément du poème VII de la section quatre (« Four ») du recueil : le poème est donc explicitement désigné sous l’appellation Four VII dans le recueil même.

puisque sentir est premier, poème d’ee cummings

Je propose à la lecture ci-dessous une traduction personnelle du poème, suivie du texte original et d’une traduction publiée.

since feeling is first poem
Marie-Madeleine pénitente, peinture de Le Greco, entre 1576 et 1577.

Traduction

puisque la sensation est première
celui qui prête quelque attention
à la syntaxe des choses
jamais ne t’embrassera toute ;

tout entier d’être un insensé
quand le Printemps est au monde

mon sang approuve,
les baisers font un meilleur sort
que la sagesse
dame je le jure sur toutes les fleurs. Ne pleure pas
— l’agitation la meilleure dans ma cervelle vaut moins que
ton battement de paupières qui déclare

nous sommes l’un pour l’autre : alors
ris, repose-toi dans mes bras
car la vie n’est pas un paragraphe
Et la mort je crois n’est en rien une parenthèse

Le poème en langue originale

since feeling is first
who pays any attention
to the syntax of things
will never wholly kiss you;

wholly to be a fool
while Spring is in the world

my blood approves,
and kisses are a better fate
than wisdom
lady i swear by all flowers. Don’t cry
—the best gesture of my brain is less than
your eyelids’ flutter which says

we are for each other: then
laugh, leaning back in my arms
for life’s not a paragraph
And death i think is no parenthesis

Cummings since puisque sentir est premier
Couverture de l’édition française du recueil dont est issu le poème.

Autre traduction

puisque sentir est premier
qui prête la moindre attention
à la syntaxe des choses
ne t’embrassera jamais entière;

tout entier être un idiot
quand le printemps est de ce monde

mon sang approuve,
et les baisers sont un meilleur sort
que la sagesse
ma dame je le jure sur toutes les fleurs. Ne pleure pas
— le plus beau geste de mon cerveau ne vaut
ce battement de tes paupières qui dit

nous sommes l’un à l’autre: alors
ris donc, à la renverse dans mes bras
car la vie n’est pas un paragraphe
Et la mort je pense n’est pas une parenthèse

Traduction issue de l’édition française de font 5 (is 5, 1926), par Jacques Demarcq, 2011.

ee Cummings And death i think is no parenthesis
Conducteurs d’ambulance du corps d’ambulanciers volontaires Norton-Harjes, dont faisait partie Cumings. France, durant la Première Guerre mondiale.

Contexte d’écriture et de publication

Les éditions new yorkaises Boni & Liveright, fondées en 1917, sont encore assez récentes, mais réputées pour leurs choix éditoriaux risqués à l’époque, publiant entre autres Ezra Pound, T. S. Eliot (pour The Waste Land !) , Hemingway, Faulkner… et s’attirant les foudres de la New York Society for the Suppression of Vice qui cherchait à censurer les passages jugés obscènes, indécents ou explicitement sexuels. À noter que le logo de la maison d’édition est un moine au travail sur son écritoire !
En 1926, Cummings a déjà la réputation d’un auteur avant-gardiste qui emploie de façon originale la syntaxe et la grammaire. C’est une période durant laquelle il voyage : il fait notamment des allers-retours entre New York et Paris, qu’il avait découvert pendant la Première Guerre mondiale en tant qu’ambulancier volontaire du Norton-Harjes Ambulance Corps, et antimilitariste… 1926 est également l’année de la mort de son père dans un accident de voiture, dont sa mère réchappe grièvement blessée (Cummings rendra hommage à son père dans son poème « my father moved through dooms of love »).

Le recueil is 5

Le recueil de 1926 contient quatre-vingt-huit poèmes répartis en cinq parties. Le ton des poèmes est varié, satirique, antimilitariste, amoureux… potentiellement marqué par l’expérience française de la Première Guerre mondiale. La section quatre du recueil contient dix-huit poèmes de longueurs variables, dominés par le thème de l’amour. « since feeling is first » n’étant que le septième poème de cette partie, on pourra relever que son évocation du printemps précède celle de l’automne et de l’hiver.
Dans son avant-propos au recueil, Cummings expose avec humour et jeux de mots quelques-uns de ses principes d’écriture, dont voici quelques exemples :
« mon seul intérêt dans le fait de faire de l’argent serait d’en fabriquer en tant que tel. Malheureusement, cependant, je préférerai faire à peu près n’importe quoi d’autre, y compris des locomotives et des roses. C’est avec roses et locomotives (sans oublier de mentionner acrobates printemps électricité Coney Island le 4 juillet les yeux de souris et les chutes du Niagara) avec quoi mes « poèmes » sont en compétition. »
Il sont aussi en compétition les uns avec les autres, avec les éléphants, et avec Le Greco.
Cummings donne par ailleurs une explication au titre du poème : contre la conscience commune que deux fois deux font quatre, le poète « se réjouit d’une vérité purement irrésistible (qui se trouve, sous une forme abrégée, sur la page de titre du présent volume.) »
Deux fois deux font donc cinq, comme les cinq parties du recueil, d’où la traduction de is 5 par font  5 (Jacques Demarcq). Et, bien sûr, « feeling is first »… À noter que Cummings nommait « firstness » ses innovations poétiques, ses audaces syntaxiques !

E. E. Cummmings is 5
Page de titre du recueil is 5 (réédition de 1970), avec le logo de l’éditeur Liveright représentant un moine à son écritoire.

Éléments d’analyse

Le poème est composé de seize vers répartis sur cinq strophes, toutes de longueur différente : quatrain d’ouverture suivi d’un distique, sizain, tercet et monostique final. Cette variété formelle sert le propos du poème, attirant l’attention du lecteur sur d’autres aspects. De même, il n’y a ni mètre précis ni schéma de rimes.
Mais Cummings fait usage des allitérations dès le premier vers : « since feeling is first », l’harmonie sonore accompagnant le propos, donnant immédiatement un cadre argumentatif. Le « puisque » initial sous-entend un accord sur le postulat du « sentiment », au singulier, considéré apparemment comme une notion générale. La syntaxe et la ponctuation détournées par Cummings permettent d’ailleurs de s’interroger sur le type de phrase des vers suivants, « who pays any attention » pouvant être lu comme une question ou une proposition sujet.
La modernité du vers libre multiplie ainsi les possibilités de lecture. Il n’est pas étonnant alors que la « syntaxe » soit mentionnée, dans une logique de mise en abîme qui renvoie le lecteur à ses propres limites : en analysant le poème et sa syntaxe, bien sûr, celui-ci perd de vue l’essentiel du poème et du discours amoureux. Au-delà, « the syntax of things » peut représenter les contraintes arbitraires qui détournent d’un rapport immédiat à la vie.
On peut en outre considérer l’ambiguïté de « wholly » (littéralement : pleinement) qui peut s’entendre par homophonie comme « holy » (saintement, saint) : la religion et son rejet sont des récurrences de la poésie de Cummings, fils de pasteur unitarien. On rappellera brièvement que l’Unitarisme est une église protestante pour laquelle Dieu est un seul et même esprit, par opposition notamment au dogme de la Trinité.

ee cummings wholly to be a fool
Logo de la New York Society for the Suppression of Vice, qui s’opposa à l’éditeur de Cummings. 

On y ajoutera l’intérêt déclaré de Cummings pour le transcendantalisme, courant artistique et spirituel issu d’une doctrine de Kant, qui gagne en ampleur aux États-Unis au XIXème siècle : le courant repose sur l’idée de la bonté des hommes et de la nature, ainsi que l’esprit d’indépendance. Le fou, l’idiot, « fool » est donc un être plein, en ce qu’il est aux marges, et « saint » puisque bienheureux les pauvres en esprit (on songera sur ce sujet à L’Idiot de Dostoïevski), sans oublier tout ce que le terme peut également évoquer pour les lecteurs de Shakespeare.
L’apparition du printemps, avec toute sa portée symbolique (saison de l’amour, du renouvellement, voire de Pâques) est particulièrement valorisée par l’emploi de la majuscule, fait inhabituel pour Cummings qui a plutôt tendance à les faire disparaître (y compris de ses propres initiales !) : l’allégorie associée aussitôt au sang, qui évoque le désir charnel, développe l’idée d’une nature imagée, immédiate et puissante qui l’emporte sur les considérations intellectuelles, celles de la grammaire.
Le paradoxe ironique étant que Cummings fait de la syntaxe un enjeu essentiel de sa poétique, si bien que le groupe de vers : « wholly to be a fool / while Spring is in the world / my blood approves », peut se lire par déplacement « my blood approves / wholly to be a fool », par exemple. Le « my » par ailleurs établit un énonciateur, certes vague, mais qui confère au poème une dimension plus personnelle et permet du moins d’imaginer une situation de séduction conventionnelle, celle d’un « je » syntaxiquement atténué (« I » devenant « i », sans majuscule), et d’un « you » féminin traité de façon conventionnelle comme supérieur, ce qu’implique le mot « lady ».
La stratégie de séduction implique un échange : le serment sur les fleurs (printanières) contre les baisers, quand bien même les fleurs sont périssables (Brel en savait quelque chose !), de même que les sentiments. Ce poids symbolique de la nature est cohérent avec une conception romantique de la poésie (voir plus bas), et l’expression lyrique des sentiments valorisés dans le poème.

e. e. cummings self portrait
Autoportrait, peinture de e. e. cummings, 1958.

L’apparition des pleurs (« Don’t cry »), étonnante, en écho liquide au sang, va dans le sens d’une exaltation des émotions mais apporte une ambiguïté dans la mesure où leur cause n’est pas connue : il peut donc s’agir d’une scène de réconfort, de réconciliation, de retrouvailles heureuses, même. Cette manifestation des émotions de l’autre, du « you », est cependant aussitôt interrompue par un tiret et la reprise du discours argumentatif : antithèse de « gesture of my brain » et « flutter of your eyelids », d’un « my » placé du côté de l’intellect dévalorisé et d’un « you » émotionnel.
Le propos glisse logiquement des pleurs aux yeux qui les produisent, qui produisent un message qui devrait être hors du langage « which says / we are for each other », mais que le langage interprète. C’est le paradoxe d’une poésie amoureuse qui s’étire malgré tout sur la page, en vers et strophes, en paragraphes en sommes qui ne peuvent qu’échouer à résumer l’expérience de la vie.
Mais le mouvement du vers, au-delà du sens des mots, est un moyen de renverser le regard : d’où l’emploi fréquent de l’enjambement, qui interrompt la phrase de façon inattendue et ménage une attente (« less than / your eyelids »; « then / laugh » ; « my arms / for »…). De même, les espaces ménagent des temps ambigus dans lesquels peuvent s’engouffrer autant l’intellect que l’émotion. Toutefois l’allitération, et la logique, rapprochent les deux derniers vers : « for life’s not a paragraph // And death i think is no parenthesis ».  La métaphore filée qui mettait sur le même plan la vie et le langage trouve ici sa conclusion ironique, puisqu’elle est niée : la vie ne se réduit pas à la langue.
Le poème se conclut sur une pensée de la mort (« death i think ») contenue dans un monostique, et renvoie à un carpe diem euphémique : la mort n’étant pas parenthèse est faire pour durer, éternité angoissante. La parenthèse, donc, est par contraste la vie, voire même le bref moment du baiser, ou la promesse d’amour amorcée par le tiret précédent.

lady i swear by all flowers ee cummings
Brel interprétant sa chanson « Les Bonbons », où les fleurs sont périssables…

Romantisme

Cummings est associé aux auteurs romantiques américains, notamment par le biais du transcendantalisme auquel adhéraient Emerson ou Whitman, mais le courant évidemment s’étend à des auteurs tels que Keats,  Coleridge… Pound, correspondant de Cummings et publié comme lui chez Boni & Liveright, comparait explicitement Cummings à Whitman. S’appuyant sur « since feeling is first », le chercheur Nathan Tebokkel constate qu’avec les Romantiques Cummings « partage un penchant pour la théologisation (a)thée, pour l’émerveillement et la nature, pour l’individu, la préservation du mystère, et pour privilégier le sentiment ».

Le poème au format image :


Notes :
Nathan Tebokkel, E. E. Cummings and Pataphysical Love, in Amoureuses figures, Post-Scriptum, parution n°17