Méthode pour la dissertation de philosophie

Article rédigé par R. Barbier

Mercredi 15 juin, les élèves de terminale auront l’insigne joie de se confronter, peut-être, à l’exercice de la dissertation. Consciencieusement, forcément, ils suivront les sages conseils de leur professeur de cette année, et essayeront sans doute de produire une réflexion qui « ait du mouvement ». Or, comment produire un tel effet ? Le professeur a souvent sa petite idée : il faut créer des ruptures entre ses parties, réintroduire sans cesse du questionnement, par exemple par la forme tout à fait classique mais efficace du « plan dialectique« , censé montrer une progression dans la réflexion.

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Mais déjà l’élève fait la moue : on lui dit « thèse-antithèse-synthèse » et il comprend (et fait) « thèse-antithèse-foutaise« . Pourquoi donc ? Le professeur de philosophie a-t-il mal expliqué ? Pas forcément. Mais peut-être a-t-il besoin d’enfiler des gants pour illustrer sa théorie par la pratique. « Thèse-antithèse-synthèse » pourrait ainsi devenir « gauche-droite-crochet » ou mieux encore « Bim Bam Boom ». Enchaînement tout à la fois iconique et efficace, il est surtout tout ce qu’il y a de plus dialectique : il est pour ainsi dire une dissertation écrite avec des poings, en tant que chaque coup porté contient en lui tout autant de nécessité qu’un paragraphe décisif, laissant l’adversaire aussi groggy qu’un correcteur stupéfait devant la maestria intellectuelle d’un élève brillant. Sommes-nous justifiés à développer plus encore une telle analogie ? C’est en tout cas ce que nous pensons, et nous voulons l’exposer ici dans toute sa lumière, avec trente-six chandelles.
Bien sur la boxe ne se réduit pas un tel mouvement ternaire, mais il nous faudra saisir qu’il n’est pas n’importe quel mouvement. Il se décompose comme suit : gauche, droite, crochet (pour un droitier) ou direct avant, direct arrière, crochet avant. Chaque coup étant par rapport à celui qui le précédait un coup différent, c’est-à-dire que chaque coup sert des objectifs distincts, de sorte que la fonction et l’aspect décisif de chacun doit être apprécié en conséquence, imposant ainsi un « ordre logique » à la distribution. Il en va de même dans l’exercice de la dissertation : les parties I, II et III ne constituent pas (seulement) des contenus que l’on expose plus ou moins élégamment. Le comprendre, c’est comprendre comment fonctionne une dissertation.
Voyons donc chaque moment séparément.

Bim, une thèse à la pommette !

Face à l’adversaire, le boxeur adopte une position en 3/4, disposant généralement sa jambe gauche devant s’il est droitier (et inversement s’il est gaucher). Son bras gauche est donc aussi appelé le « bras avant », en tant qu’il est celui qui est le plus proche de l’adversaire. C’est cette proximité qui explique qu’il se servira le plus souvent de ce bras là, notamment pour distribuer des « directs », c’est-à-dire des coups tendus rapides arrivant face à l’adversaire.

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Ce coup, en tant qu’il est le plus immédiat possible, le plus simple aussi, est l’équivalent de la « thèse » dans la dissertation, c’est-à-dire de la partie I. Il s’agit de la réflexion la plus « courte », de l’aspect le plus courant sur la question. Par exemple sur un sujet comme « Être juste, est-ce vouloir l’égalité ? », il semble évident que la réponse la plus immédiate soit « oui, car justice et égalité sont a priori en rapport étroit ». Mais à ce stade-là, la réflexion reste assez superficielle et les arguments que l’on pourra poser seront peu décisifs au regard de l’ensemble de notre travail. Cela ne veut pas dire que cette étape n’est pas nécessaire, bien au contraire : comme le fait le direct du gauche, la thèse sert à fixer et à cadrer le sujet, à le conditionner à recevoir d’autres coups plus importants.

Bam, une antithèse au menton !

Le coup suivant, c’est la « droite » ou le « direct du bras arrière ». Il s’agit toujours d’un coup tendu, mais, en tant qu’il part de plus loin, il expose d’avantage le boxeur, de sorte qu’il est audacieux de commencer par un tel mouvement. En revanche, il est aussi plus puissant, en ce qu’il implique un mouvement de l’ensemble du corps (la jambe arrière pivote, le bassin et les épaules aussi). C’est pourquoi il est davantage utilisé pour faire mal et donc pour effectuer des différences.

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Ce coup semble indiquer une « médiation », en tant qu’il vient généralement après le direct du bras avant. Dans l’exercice de la dissertation, la partie II correspond généralement à l’antithèse, c’est-à-dire a priori le contraire de la thèse. Or, si le bras arrière est effectivement le contraire du bras avant, il ne faut pas penser pour autant qu’il s’agit d’un coup symétrique, puisque l’on a bien vu qu’il avait des propriétés et une fonction différente. Dans l’exercice de la dissertation, l’antithèse sert la même fin : elle s’oppose à la thèse, mais sa réflexion est plus profonde, c’est-à-dire qu’elle va plus loin et cherche à toucher plus vivement son sujet, réclamant du rédacteur qu’il s’implique, se « mouille » davantage. Comme le direct du bras arrière, l’antithèse doit « poser problème », c’est-à-dire mettre clairement en évidence le fait que ce qui semblait a priori simple ne l’est pas vraiment.
Si nous reprenons notre sujet, « Être juste, est-ce vouloir l’égalité ? », nous découvrons alors maintenant – et cela semble contre-intuitif – que l’égalité strictement arithmétique ne garantit pas forcément la justice et parfois même la contrarie, par exemple lorsque la somme d’un impôt est strictement la même pour tous les habitants d’un pays : pour certains cette somme représente beaucoup, pour d’autres très peu. Il ne saurait donc être question d’opposer « platement » la thèse et l’antithèse comme si l’ordre d’exposition importait peu ou que l’on cherchait à renvoyer dos à dos deux ensembles d’arguments, mais de montrer « qu’après réflexion », la position la plus immédiate n’est pas forcément la mieux fondée.
Si l’on choisit de s’arrêter là (ce que beaucoup d’élèves font), nous avons cadré le sujet (thèse) et compris son problème (antithèse), mais nous le laissons ensuite se retirer presque intact après avoir essuyé nos coups, de sorte que nous n’avons pas réussi à résoudre le problème posé par le sujet, c’est-à-dire que nous ne l’avons pas ébranlé. Or, tout sujet réclame instamment qu’on l’ébranle. C’est pourquoi l’intérêt de la dissertation de philosophie réside presque entièrement dans son troisième moment.

Boum, un crochet à la tempe !

Les directs portés au visage étant les plus courants, la plupart d’entre eux sont gardés par l’adversaire. Derrière ses gants, il se protège et pose à son tour problème à l’assaillant. Celui-ci peut bien renouveler l’opération autant qu’il le voudra, ses assauts risquent d’être bien stériles face à un adversaire vigilant. Il peut toutefois avoir l’idée de porter un autre coup : le crochet. Contrairement aux directs, ce coup est porté avec un bras en forme d’équerre, de manière à contourner la garde adverse, par exemple en le touchant à la tempe. Généralement réalisé avec le bras avant, le crochet implique un transfert de poids dans tout le corps encore plus important que le direct du bras arrière, et c’est pourquoi il est le coup le plus lourd.

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Plus dangereux pour l’adversaire, le crochet l’est encore pour celui qui l’exécute, en ce que la nécessaire proximité et l’ampleur du geste peuvent laisser à la merci d’une riposte douloureuse. Il en va de même pour la partie III qui est, dans l’exercice de la dissertation, le lieu de tous les dangers, mais aussi de toutes les victoires, en tant qu’il s’agit clairement de trouver une solution au (difficile) problème constaté plus haut.
Or, de même que le boxeur, face à une défense efficace, est obligé de contourner son obstacle, il nous faut, nous aussi, effectuer un pas de côté, pour aborder notre problème selon un angle qui permette de le liquider, c’est-à-dire de résoudre l’apparente contradiction que nous avons mis en évidence à la suite des deux première parties. Reprenons « Être juste, est-ce vouloir l’égalité ? ». Nous avons dit d’abord que oui, puis qu’après réflexion, non, on pouvait être juste sans vouloir l’égalité. Nous pouvons alors contourner l’impasse apparente dans laquelle il semble que nous soyons en jouant sur l’ambiguïté du terme « égalité » qui constitue de fait le cœur du problème, en proposant ainsi le fait qu’être juste, c’est vouloir l’égalité, mais pas forcément une égalité arithmétique, mais parfois une égalité « géométrique » ou « proportionnelle » impliquant par exemple qu’il peut être plus juste de donner plus à quelqu’un qui le mérite, qui en a besoin, qui est fragile, etc. (1)
Avec ce « crochet », nous avons ainsi proposé une réponse au sujet donné, sans s’arrêter à sa dimension problématique. De sorte que nous avons porté un coup décisif, coup en vue duquel les précédents n’étaient finalement que des gesticulations propédeutiques. La partie III, loin d’être une « foutaise », est donc bien une « synthèse », c’est-à-dire une solution « construite » par le moyen des matériaux apportés dans les parties I et II. Elle est ainsi véritablement ce qu’elle doit être dans le cadre du geste hégélien, auquel la dissertation scolaire française emprunte beaucoup, c’est-à-dire un « dépassement dialectique » : la suppression d’une contradiction apparemment inextricable (2). S’en passer, c’est manquer absolument l’intérêt de l’exercice. C’est surtout décevoir (beaucoup) le correcteur qui attend que ce geste soit au moins tenté.

Peut-on faire autrement ?

Certains diront qu’il est possible de construire des dissertations autrement que sur le seul modèle hégélien. Ce n’est pas notre avis, tant il est difficile d’imaginer une réflexion en mouvement qui ne soit pas hantée, même de manière implicite, par ce type de structure. Il faudra toujours en effet partir de l’immédiat, mettre en évidence le problème et essayer de le résoudre. D’ailleurs, peut-être même pouvons-nous aller plus loin et affirmer, avec Hegel, que non seulement la dissertation doit être dialectique, mais que toute philosophie, ou même plus simplement que toute pensée doit l’être aussi.

Notes

(1) L’opposition entre ces deux types de justice est évidemment celle déployée par Aristote dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque.
(2) Sur la dialectique, voir la préface de la Phénoménologie de l’Esprit.