Clark Ashton Smith texte à lire en ligne

Clark Ashton Smith est une figure du fantastique et de la fantasy américaine, ou plus largement du weird aux côtés de Robert E. Howard et Howard Phillips Lovecraft, dont il était un ami, ce qui explique d’ailleurs ses contributions au mythe de Cthulhu. Mais Clark Ashton Smith a contribué à d’autres cycles : Averoigne, Zothique, Hyperborée… ou encore Poséidonis, ce dernier étant influencé par les écrits d’un auteur un peu plus ancien, quoique son contemporain, Algernon Blackwood. Les textes de ce cycle sont aussi bien des nouvelles que des poèmes : c’est le cas de From a Letter, appelé aussi parfois The Muse of Atlantis d’après semble-t-il une édition de 1973 du cycle Poseidonis chez Ballantine Books.
From a letter provient en tout cas d’un recueil de poèmes de 1922, intitulé Ebony and Crystal (Ébène et Cristal), écrit alors que la santé de Smith est défaillante et qu’il se consacre à la poésie plutôt qu’au récit. Il y est placé dans la section Poèmes en prose, et peut-être lu comme le fragment d’une histoire plus vaste qui laisse l’imagination du lecteur prendre le relais. On pourra relever que la correspondance entre Smith et Lovecraft commence d’ailleurs après la parution de ce recueil, ce qui s’explique aussi par des références communes : Edgar Allan Poe, Milton, Swinburne, mais aussi Baudelaire et les symbolistes français (lire à ce sujet Le molosse de Lovecraft)
. Je propose donc ci-après une traduction personnelle du poème, suivi de quelques notes et remarques, puis du texte anglais (États-Unis).

La Muse d’Atlantis / Tiré d’une lettre

**** Ne me rejoindrez-vous point en Atlantis, où nous déambulerons à travers des ruelles marbrées de bleu et de jaune, jusqu’aux quais d’orichalque, afin de nous choisir une galère arborant un Éros d’or en figure de proue, et des voiles de cendal tyrien ? Aux côtés de marins qui connurent Ulysse, d’esclaves au corsage d’ambre venues des vallées montagneuses de Lémurie, nous lèverons l’ancre à destination des Îles Fortunées de la mer extérieure ; et, naviguant dans l’éclat d’un soleil couchant opalin, nous abandonnerons cette terre antique au glauque crépuscule, nous verrons depuis notre couche d’ivoire et de satin la montée des étoiles inconnues et de planètes défuntes. *** Peut-être ne reviendrons-nous pas, mais suivrons-nous l’été tropical d’île en île halcyone, par les mers amarantes du mythe et de la fable : nous mangerons le lotos, et le fruit de terres dont Ulysse ne rêva jamais ; nous boirons les vins pâles des fées, élevé dans un val de clair de lune perpétuel. Je vous trouverai un collier de perles à la teinte de rose, et un collier de rubis jaunes, je vous couronnerai de coraux précieux qui ont la semblance de fleurs sanguines. Nous arpenterons les foires des cités de jaspe oubliées, des ports de cornaline par-delà Cathay ; et je vous achèterai une toge de paon azurée, en damas de cuivre, d’or et de vermillon ; et une toge de samit noire ornée de runes oranges, tissée au moyen de quelque fantastique sorcellerie, sans que les mains la touchent, en un pays ombreux d’enchantements et de philtres.

Clark Ashton Smith poème
Bateaux de pêche avec des marchands négociant du poisson, peinture de Joseph Mallord William Turner, 1837-1838

Notes et commentaire

Si la poésie de Smith fait l’objet d’une certaine reconnaissance de son vivant en tant que poète, et que sa poésie est jugée dans l’ensemble supérieure à celle de Lovecraft, elle est volontairement en décalage avec la poésie moderne et l’esthétique qui s’impose dans les années 1920 (en France, on pourra songer à la poésie d’Apollinaire, mais le lecteur curieux n’a qu’à jeter un œil sur la poésie d’E. E. Cummings, par exemple, et son recueil is 5 de 1926, dont on pourra lire un poème ici).
Le choix du poème en prose, l’emploi de la première personne, le thème de l’invitation au voyage… rappellent le Spleen de Paris de Baudelaire : « Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie », écrit-il justement dans « L’Invitation au voyage ». Smith y superpose l’imaginaire d’Atlantis, des références antiques et un lexique recherché, qui lui est habituel. Sur ce dernier point, voici quelques notes :
– quais d’orichalque : l’orichalque est un métal légendaire qui, selon Platon dans son Critias, est utilisé par les Atlantes ;
-Éros : dieu de l’amour et de la puissance créatrice, qui symbolise donc ici les deux thèmes du poème ;
– cendal tyrien : étoffe de soie, utilisée au Moyen Âge pour les bannières ; Tyr est une ville portuaire au sud du Liban ;
– Ulysse : le célèbre personnage mythologique à qui est consacrée l’Odyssée attribuée à Homère ; il a affaire aux Lotophages, les mangeurs de lotos, dans le chant IX de l’Odyssée : ceux qui goûtent ce fruit oublient tout ;
– Lémurie : continent mythique situé dans l’Océan indien, objet de fantasmes de la part des théosophes ; dans une lettre à Lovecraft daté du 1er mars 1933, Smith indique ainsi : « L’on peut ne tenir aucun compte de la théosophie, et faire bon usage de ce qui concerne les continents antiques, etc. Mes propres idées au sujet de l’Hyperborée, de Poséidonis, etc. me sont venues de telles sources, puis j’ai lâché la bride à mon imagination » (source).
– Îles Fortunées : ou Îles des Bienheureux, lieu des Enfers de la mythologie grecque où les vertueux trouvent le repos ; Platon les évoque par exemple dans son Gorgias ; on les place parfois dans l’Océan Atlantique, au Nord-Ouest de la Libye ;
– glauque crépuscule : rappelons que « glauque » désigne une couleur vert blanchâtre, associée à la mer ;
– île halcyone : « halcyon » est utilisé en anglais comme synonyme de calme, serein ; le mot dérive du nom d’une nymphe, Alkyonê, transformée en oiseau : l’alcyon, oiseau mythique ;
– mers amarantes : de couleur rouge, mot issu du latin ;
– ports de cornaline : la cornaline est une pierre rouge, utilisée en Crète ;
– Cathay : nom utilisé par Marco Polo au XIIIème siècle pour désigner ce qui correspond aujourd’hui au nord de la Chine ;
– toge de samit : le samit est un tissu de soie or et argent.
Le lecteur curieux pourra lire une autre traduction du texte sur le site spécialisé eldritchdark, attribuée à Patrick Rodrigue.

Pour en lire plus :

Les amateurs pourront lire ma traduction de poèmes de Lovecraft, dont son recueil Fungi de Yuggoth, dans lequel un poème rend hommage à Clark Ashton Smith, dans la collection poésie des éditions Points (parution mars 2024), à commander par exemple ici :

https://www.placedeslibraires.fr/livre/9791041411009-fungi-de-yuggoth-et-autres-poemes-howard-phillips-lovecraft

couverture Fungi de Yuggoth Lovecraft
Illustration de Borja González.

From a letter

****Will you not join me in Atlantis, where we will go down through streets of blue and yellow marble to the wharves of orichalch, and choose us a galley with a golden Eros for figurehead, and sails of Tyrian sendal? With mariners that knew Odysseus, and beautiful amber-breasted slaves from the mountain-vales of Lemuria, we will lift anchor for the unknown fortunate isles of the outer sea; and, sailing in the wake of an opal sunset, will lose that ancient land in the glaucous twilight, and see from our couch of ivory and satin the rising of unknown stars and perished planets.***Perhaps we will not return, but will follow the tropic summer from isle to halcyon isle, across the amaranthine seas of myth and fable: We will eat the lotos, and the fruit of lands whereof Odysseus never dreamt; and drink the pallid wines of faery, grown in a vale of perpetual moonlight. I will find for you a necklace of rosy-tinted pearls, and a necklace of yellow rubies, and crown you with precious corals that have the semblance of sanguine-coloured blossoms. We will roam in the marts of forgotten cities of jasper, and carnelian-builded ports beyond Cathay; and I will buy you a gown of peacock azure damascened with copper and gold and vermilion; and a gown of black samite with runes of orange, woven by fantastic sorcery without the touch of hands, in a dim land of spells and philtres.