The Eyes Have It est une nouvelle de Philip K. Dick, publiée pour la première fois en 1953 dans le premier numéro du magazine Science Fiction Stories. Dick se consacre à l’écriture depuis 1951 et n’a encore qu’une vingtaine d’années : il se consacre dans cette période à la science-fiction et vit pauvrement.
La nouvelle est alors précédée d’une brève présentation : « Un peu de fantaisie, de temps à autre, contribue à un bon équilibre. En théorie, vous pourriez trouver ce type d’humour n’importe où. Mais seul un auteur de science-fiction haute volée, selon nous, aurait pu écrire cette histoire, de cette façon particulière… »
J’en propose ci-dessous une traduction personnelle, suivie d’un bref commentaire et d’une partie du texte anglais (américain), avec un lien renvoyant à la nouvelle complète.
Dans les yeux – Philip K. Dick (The Eyes Have It)
Ce fut tout à fait par hasard que je découvris l’incroyable invasion de la terre par des formes de vie venues d’une autre planète. Pour l’instant, je n’ai rien pu y faire ; je n’ai pas la moindre idée. J’ai écrit au Gouvernement, et on m’a répondu par une brochure au sujet des réparations et de l’entretien des maisons préfabriquées en bois. De toute façon, toute l’affaire est bien connue ; je ne suis pas le premier à en avoir fait la découverte. Peut-être même qu’elle est sous contrôle.
J’étais assis dans mon fauteuil capitonné, à tourner oisivement les pages d’un livre de poche que quelqu’un avait abandonné dans le bus, quand j’ai déniché l’allusion qui m’a d’abord mis sur la piste. Pendant un moment, je n’ai pas réagi. Il a fallu un certain temps pour en saisir la pleine portée. Après avoir assimilé, ça m’a paru bizarre de ne pas l’avoir remarquée tout de suite.
L’allusion renvoyait clairement à une espèce non-humaine aux caractéristiques extraordinaires, et non à une espèce autochtone de la Terre. Une espèce, je m’empresse de le souligner, qui fait passer habituellement ses membres pour des êtres humains ordinaires. Leur déguisement, toutefois, devint manifeste au vu des remarques suivantes de l’auteur. D’emblée, il fut évident que l’auteur savait tout. Qu’il savait tout — et qu’il prenait la chose avec sang-froid. La tournure de phrase (et je tremble encore maintenant à son souvenir) indiquait que :
… ses yeux parcoururent lentement la pièce.
Des frissons d’incertitude m’enveloppèrent. Je m’efforçai de me représenter les yeux. Roulaient-ils comme des pièces de monnaie ? Le passage ne le précisait pas ; ils semblaient se mouvoir dans l’air, et non sur la surface. De façon plutôt rapide, apparemment. Personne dans le récit n’était surpris. C’est ce qui me mit la puce à l’oreille. Aucun signe de stupéfaction face à une chose aussi aberrante. Par la suite, le cas prit encore de l’ampleur.
… ses yeux allaient d’une personne à l’autre.
Voilà, en un mot tout était révélé. Les yeux visiblement s’étaient séparés de l’individu et agissaient seuls. Mon cœur palpitait et mon souffle s’étrangla dans ma gorge. J’étais tombé sur la mention fortuite d’une race tout à fait insolite. Non terrestre, manifestement. Cependant, du point de vue des personnages du livre, c’était parfaitement naturel — ce qui suggérait qu’ils appartenaient à la même espèce.
Et l’auteur ? Un soupçon me tisonna lentement la cervelle. L’auteur avait tendance à prendre ça avec un peu trop de sang-froid. De toute évidence, la chose lui paraissait des plus ordinaires. il ne faisait aucun effort pour dissimuler cette information. Le récit se poursuivait :
… bientôt ses yeux se fixèrent sur Julia.
Julia, étant une vraie dame, montrait du moins assez d’éducation pour se sentir indignée. La description précise qu’elle rougit et hausse furieusement les sourcils. En lisant ça, je poussai un soupir de soulagement. Ils n’étaient pas tous non terrestres. L’histoire continuait :
… lentement, doucement, ses yeux examinèrent toutes les fibres de son corps.
Nom de nom ! Mais à ce moment la fille tournait les talons, avec pertes et fracas, et l’affaire fut réglée. Je m’affaissai dans mon fauteuil, laissant échapper une exclamation d’horreur. Ma femme et ma famille me regardèrent, ébahis.
« Quelque chose ne va pas, chéri ? » demanda ma femme.
Je ne pouvais pas lui expliquer. Un savoir comme celui-là, c’était trop à encaisser pour une personne ordinaire et terre-à-terre. « Ce n’est rien », répondis-je dans un souffle. Je me levai d’un bond, saisis brusquement le livre, et me précipitai hors de la pièce.
Une fois dans le garage, je poursuivis ma lecture. Il y avait plus. En tremblant, je lus les révélations d’un autre passage :
… il passa son bras autour de Julia. Bientôt elle le pria de de retirer son bras. Il s’exécuta, avec un sourire.
Il n’est pas indiqué ce qu’il advenait du bras une fois que ce type l’eut enlevé. Peut-être restait-il dans un coin, dressé tout droit à la verticale. Peut-être était-il mis au rebut. Peu importe. En tout cas, la signification de tout ceci s’étalait au grand jour, juste sous mes yeux.
Voici donc qu’il y avait une race de créatures capable de retirer à volonté des morceaux de leur anatomie. Les yeux, les bras — peut-être davantage. Sans un battement de cil. Mes connaissances en biologie s’avéraient utiles, à cet instant. Manifestement, il s’agissait de créatures simples, unicellulaires, oui, une sorte de choses primitives constituées d’une seule cellule. Des créatures pas plus évoluées que des étoiles de mer. Les étoiles de mer peuvent faire pareil, vous savez.
Je repris ma lecture. Et parvint à cette révélation incroyable, que l’auteur balançait avec le plus grand calme, sans trembler le moins du monde :
… devant le cinéma, nous nous séparâmes. Une partie de nous entra, l’autre partie se dirigea vers le café pour dîner.
De la fission binaire, bien entendu. Se diviser en deux et former deux entités. Chaque moitié inférieure se rendait au café, probablement, puisqu’il était plus loin, et les parties supérieures allaient au cinéma. Je continuai de lire, les mains tremblantes. Ici, j’étais vraiment tombé sur quelque chose d’intéressant. Mon esprit vacillait alors que je repérai ce passage :
… J’ai peur qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet. Bibney, ce malheureux, a encore perdu la tête.
Qui était suivi de :
… et Bob dit qu’il n’a vraiment rien dans les tripes.
Pourtant Bibney se portait aussi bien que n’importe qui. N’importe qui, toutefois, était tout aussi étrange. Peu après, il était décrit comme :
… n’ayant rien dans la tête.
Le passage suivant ne laissait aucune place au doute. Julia, que j’avais crue être la seule personne normale, se révélait être également une forme de vie extraterrestre, semblable aux autres :
… en toute conscience, Julia avait donné son cœur au jeune homme.
Il n’était pas précisé ce que devenait finalement l’organe, mais je ne m’en préoccupais pas vraiment. Il était évident que pour Julia la vie avait repris selon ses habitudes, comme pour tous les autres dans le livre. Sans avoir de cœur, ni de bras, ni d’yeux, ni cervelle, ni viscères, et se divisant en deux quand les circonstances l’exigeaient Sans l’ombre d’un scrupule.
… aussitôt après, elle lui accorda sa main.
Je fus pris de nausée. À présent ce gredin possédait la main aussi bien que le cœur. Je frémis de songer à ce qu’il en avait fait, à ce stade.
… il lui prit le bras.
Il ne s’était pas contenté d’attendre, et il avait commencé à la démembrer de son propre chef. Mon teint virant au cramoisi, je refermai brusquement le livre et me levai d’un bond. Mais pas assez vite pour échapper à une dernière allusion à ces bouts d’anatomie insouciants, dont les déplacements m’avaient d’abord mis sur la piste :
… elle le suivit des yeux tout le long de la route et à travers la prairie.
Je me précipitai hors du garage et retournai dans la chaleur de la maison, comme si ces choses infernales me suivaient, moi. Ma femme et mes enfants jouaient au Monopoly dans la cuisine. Je me joignis à eux et me mis à jouer avec une ferveur frénétique, entre front fiévreux et claquement de dents.
J’en avais eu plus qu’assez. Je ne veux plus en entendre parler. Qu’ils viennent donc. Qu’ils envahissent la Terre. Je ne veux pas y être mêlé.
Face à tout ça, je n’ai rien dans le ventre.
Le magazine Science Fiction Stories et rééditions
Au début de sa carrière, Dick profite, comme d’autres, de l’essor des pulps. Science Fiction Stories, en particulier, fait partie des différents magazines qui appartiennent à l’éditeur Louis Silberkleit. Celui-ci lance divers formats et Science Fiction Stories est à l’époque une tentative de vendre un magazine dans un format plus petit que d’habitude, dit digest-sized (14 cm × 21 cm). Le magazine est confié au rédacteur et fan de SF Robert A. W. Lowndes : il ne comprend alors ni numéro ni date, mais il est illustré (sa couverture est d’ailleurs l’œuvre d’Alex Schomburg, connu auparavant pour son travail dans les comics) et coûte 35 cents (un peu moins de cinq dollars actuels). On relèvera au sommaire des noms célèbres : Poul Anderson, Robert Sheckley… et donc un jeune Philip K. Dick, qui écrit et publie autant que possible pour joindre les deux bouts, ce qui peut expliquer la relative brièveté de sa nouvelle, sa deuxième plus brève semble-t-il. Le magazine en tout cas rencontrera assez de succès pour être ensuite publié régulièrement, jusqu’en 1960.
La nouvelle ne sera pas republiée avant les années 1980 aux États-Unis, mais elle est depuis régulièrement reprise en anthologie : en France, elle a été publiée en 1995 en anthologie sous les titres Des yeux voltigeurs, traduite par Alain Dorémieux pour les éditions Denoël, et dans une intégrale, toujours aux éditions Denoël, sous le titre À vue d’œil, dans une traduction révisée par Hélène Collon. À noter : la nouvelle est dans le domaine public aux États-Unis, pour des raisons de copyright, mais pas en France : il n’est donc pas certain que je puisse à terme laisser la totalité de ma traduction en ligne.
Pistes d’analyse
La nouvelle, évidemment humoristique, repose en grande partie sur des jeux de mots, ou plus précisément sur la dimension métaphorique ou métonymique (par exemple, utiliser le mot « œil » pour évoquer la vue) de la langue anglaise. Le narrateur à la première personne, anonyme, est semble-t-il bon père de famille, qui se garde de jurer en utilisant le nom de Dieu (en anglais, il utilise plutôt « Great Scott ! »), c’est-à-dire un bon citoyen américain qui se tourne avec confiance vers son gouvernement et joue en famille au Monopoly, jeu symbolique du capitalisme depuis les années 1930.
La nouvelle donc repose sur le langage et sa perception, les interprétations littérales du narrateur étant responsables du glissement vers le weird, le bizarre, plutôt que dans la science-fiction au sens stricte : ce qui relève en fait de la science-fiction, dans la nouvelle, est l’hypothèse d’une invasion extra-terrestre, mais cette hypothèse pourrait tout aussi bien être remplacée au profit d’un prétexte relevant du fantastique ou de la fantasy… Car les preuves avancées par le narrateur, même quand ils se revendique de la biologie (est-il un scientifique fou ?), sont bien minces aux yeux du lecteur sagace : un livre et une lecture biaisée qui évoquent les théories du complot et la paranoïa, thèmes récurrents chez Dick. On peut même se demander si la nouvelle n’est pas un commentaire ironique sur les notions de genres littéraires, Dick suggérant qu’au fond toute lecture, dans ce qu’elle implique d’opérations complexes de compréhension et d’interprétation du langage, a quelque chose d’extraordinaire : un texte réaliste n’est pas moins bizarre, de ce point de vue, qu’un texte explicitement de genre qui aurait son langage spécifique.
Récapitulons : le narrateur est peut-être paranoïaque ; tout en utilisant lui-même toute une série d’expressions imagées, il interprète d’autres expressions du même type de façon littérale, invitant alors le lecteur de la nouvelle à les lire de la même façon pour en saisir la dimension monstrueuse, tout en maintenant une distance sceptique et ironique, dans une mise en abîme vertigineuse ; ces mêmes expressions semblent ici renvoyer à la phase de séduction dans le couple (selon les clichés américains : sortir au cinéma, au diner, résister aux premières avances, le jeu des regards, les différentes étapes de rapprochement…), avec des sous-entendus sexuels, et donnent finalement l’impression que tomber amoureux, c’est non seulement devenir aveugle, renoncer à penser clairement, mais aussi laisser perdre le contrôle de son corps au profit d’un autre. Le titre « The eyes have it » renvoie d’ailleurs à une expression sentimentale, les yeux comme miroir de l’âme.
Le narrateur, déjà marié et père de famille, donc, ne peut pas supporter cette idée d’une perte de contrôle liée à la passion amoureuse : il préfère s’oublier dans le Monopoly (le monopole du sens !) et se fier à l’état, qui lui a envoyé une brochure au sujet des « repair and maintenance of frame houses », soit les réparations et l’entretien des maisons préfabriquées en bois, mais le terme clé est ici « frame », cadre : que le narrateur, donc, ne sorte pas du cadre. Il n’y a pas de vérité ailleurs.
The Eyes Have It
It was quite by accident I discovered this incredible invasion of Earth by lifeforms from another planet. As yet, I haven’t done anything about it; I can’t think of anything to do. I wrote to the Government, and they sent back a pamphlet on the repair and maintenance of frame houses. Anyhow, the whole thing is known; I’m not the first to discover it. Maybe it’s even under control.
I was sitting in my easy-chair, idly turning the pages of a paperbacked book someone had left on the bus, when I came across the reference that first put me on the trail. For a moment I didn’t respond. It took some time for the full import to sink in. After I’d comprehended, it seemed odd I hadn’t noticed it right away.
The reference was clearly to a nonhuman species of incredible properties, not indigenous to Earth. A species, I hasten to point out, customarily masquerading as ordinary human beings. Their disguise, however, became transparent in the face of the following observations by the author. It was at once obvious the author knew everything. Knew everything — and was taking it in his stride. The line (and I tremble remembering it even now) read:
… his eyes slowly roved about the room.
Vague chills assailed me. I tried to picture the eyes. Did they roll like dimes? The passage indicated not; they seemed to move through the air, not over the surface. Rather rapidly, apparently. No one in the story was surprised. That’s what tipped me off. No sign of amazement at such an outrageous thing. Later the matter was amplified.
… his eyes moved from person to person.
There it was in a nutshell. The eyes had clearly come apart from the rest of him and were on their own. My heart pounded and my breath choked in my windpipe. I had stumbled on an accidental mention of a totally unfamiliar race. Obviously non-Terrestrial. Yet, to the characters in the book, it was perfectly natural — which suggested they belonged to the same species.
And the author? A slow suspicion burned in my mind. The author was taking it rather too easily in his stride. Evidently, he felt this was quite a usual thing. He made absolutely no attempt to conceal this knowledge. The story continued:
… presently his eyes fastened on Julia.
Julia, being a lady, had at least the breeding to feel indignant. She is described as blushing and knitting her brows angrily. At this, I sighed with relief. They weren’t all non-Terrestrials. The narrative continues:
… slowly, calmly, his eyes examined every inch of her.
Great Scott! But here the girl turned and stomped off and the matter ended. I lay back in my chair gasping with horror. My wife and family regarded me in wonder.
“What’s wrong, dear?” my wife asked.
I couldn’t tell her. Knowledge like this was too much for the ordinary run-of-the-mill person. I had to keep it to myself. “Nothing,” I gasped. I leaped up, snatched the book, and hurried out of the room.
Le lecteur curieux pourra consulter l’intégralité du texte en langue d’origine (américain), sur le site du projet Gutenberg.