traduction du poème Fire and Ice de Robert Frost Feu et Glace

« Fire and Ice » (« Feu et Glace ») est poème de Robert Frost d’abord publié en décembre 1920 dans le mensuel Harper’s Magazine, le plus vieux magazine des États-Unis, consacré entre autres à la littérature. Frost inclut ensuite le poème dans son recueil New Hampshire de 1923, pour lequel il gagne le prix Pulitzer de la poésie en 1924. J’en propose ci-dessous le texte en langue originale (américain) et six traductions personnelles, suivies d’éléments d’analyse.

Fire and Ice – Feu et Glace – traductions

Fire and Ice

Some say the world will end in fire,
Some say in ice.
From what I’ve tasted of desire
I hold with those who favor fire.
But if it had to perish twice,
I think I know enough of hate
To say that for destruction ice
Is also great
And would suffice.

[Feu et Glace – 1ère version]

Pour l’un le monde finira dans le feu,
Pour l’autre dans la glace.
De ce que j’ai goûté du désir
Le feu mérite l’avantage.
Mais s’il devait deux fois périr,
Connaissant bien, je crois, la haine
Je dirais de la glace qu’elle dévaste
Excellemment
Et pourvoirait.

[2ème version]

Certains disent que le monde finira dans un brasier,
D’autres disent dans la glace.
Le désir, tel que j’ai pu l’apprécier,
Me met d’accord avec ceux qui croient au brasier.
Mais si par deux fois la mort passe,
Je pense connaître assez la haine
Pour prétendre que, s’il s’agit de détruire, la glace
Ne soit pas vaine
Et satisfasse.

[3ème version]

Selon les uns le monde finira dans le feu
Selon les autres, dans la glace.
D’après ce que j’ai goûté du désir
J’approuve ceux qui avantagent le feu.
Mais s’il devait succomber deux fois,
Je crois connaître assez de la haine
Pour affirmer qu’à la destruction la glace
S’avère fort apte
Et suffisante.

[4ème version]

Pour l’un le monde finira dans l’incendie,
Pour l’autre dans la glace.
Le désir, ainsi que je l’ai senti,
Me fait pencher pour l’incendie.
Mais s’il fallait que deux fois il y passe,
Je crois connaître assez du fiel
Et ses ravages pour arguer que la glace
Est elle aussi sensationnelle
Et efficace.

[5ème version]

D’aucuns prétendent que le monde finira dans le feu,
D’aucuns que ce sera dans la glace.
De ce que je connais de la passion
Je comprends ceux qui donnent l’avantage au feu.
Mais dût-il périr deux fois,
Je crois en savoir assez concernant la haine
Pour affirmer que pour la destruction la glace
Excelle également
Et suffirait.

[6ème version]

Certains disent que le monde finira dans le feu,
Certains disent dans la glace.
De ce que j’ai goûté du désir
Je suis d’accord avec ceux qui privilégient le feu.
Mais s’il devait périr deux fois,
Je crois savoir assez de la haine
Pour dire qu’en matière de destruction la glace
Est remarquable aussi
Et suffirait bien.

Les traductions que je propose ci-dessus présentent des variations plus ou moins importantes. La première en haut à droite cherche en particulier à se rapprocher de la brièveté du vers de Frost. Deux autres sont rimées, et la rime ici semble renforcer la dimension pessimiste et ironique du poème. Concernant le titre, il y a je crois un certain intérêt à accorder une majuscule à Glace, pour préserver l’équilibre apparent entre les deux fléaux.

Feu et Glace Robert Frost poème
The Burning of the Houses of Lords and Commons, 16th October, 1834, peinture de J. M. W. Turner, 1834-35.

Pistes d’analyse

Le poème tire indubitablement une part de sa force de sa simplicité, ou plutôt de son évidence : le feu associé au désir, à la passion, la glace à la haine, sont des métaphores ancrées dans le langage et l’imaginaire, ainsi que leur puissance de destruction qui nourrit les diverses représentations de la fin du monde. Lawrance Thompson, universitaire qui a remporté un Pulitzer pour sa biographie de Robert Frost en 1971, vante la densité du poème, sa « nouveauté de style, de ton, de manière, de forme » (Robert Frost: The Years of Triumph, 1915–1938), et suggère que la chaleur de la passion et le caractère glacé de la haine sont des extrêmes « ainsi conçus afin de comprendre la vie comme un assemblage de toutes choses qui existent entre les deux ; tout ce qui pourrait être emporté par eux » (Fire and Ice: The Art and Thought of Robert Frost, 1970).
Une autre universitaire, Katherine Kearns reformule ainsi la portée des métaphores : « Le feu et la glace sont, après tout, les complémentarités inextricables d’une même vision apocalyptique : ce cycle infini de régénération du désir et de la haine (de soi) qui conduit nécessairement le poète prolifique à flageller sa propre voix, comme il raille et la vocation poétique, et à quoi la poésie – et si c’est le cas de la poésie, alors tout le langage – en est réduite. Frost anticipe la complainte du modernisme et, il faut le dire, préfigure par son dualisme le douteux palliatif de l’ironie auto-référentielle. Les oiseaux lyriques et les locuteurs lassés nous rapportent la sagesse frostienne authentique, qui consiste à obtenir un compromis avec le monde déchu, et repose sur le bon sens, tout en exhortant à un autre degré, ineffable, de trouble profond. » [Robert Frost and a Poetics of Appetite, Cambridge University Press, 1994]

Structure

Le poème est constitué d’une seule strophe de neuf vers (neuvain), suivant le schéma de rimes : ABA ABC BCB. Frost mélange les tétramètres iambiques (vers quatre pieds) et les dimètres iambiques (vers de deux pieds). Les dimètres en particulier renvoient à la glace : « Some say in ice. […] Is also great / And would suffice. » De façon très visible, ces deux derniers vers plus courts concluent le poème par ailleurs dominé par les tétramètres.

Inspiration : L’Enfer de Dante

Selon Jeffrey Meyers, autre biographe de Robert Frost, « le poème fut inspiré d’un passage dans le Chant 32 de L’Enfer de Dante, dans lequel les traîtres à leurs parents sont plongés jusqu’au cou, bien que dans un enfer de flammes, dans un lac glacé » (Robert Frost: A Biography, 1996).
Citons Dante : « M’étant retourné, je vis devant moi, au-dessous de mes pieds, un lac qui, à cause du gel, ressemblait plus à du verre qu’à de l’eau. […] Livides jusque-là où se peint la honte, étaient les ombres dolentes dans la glace, claquant des dents comme craquètent les cigognes. » (La Divine Comédie, traduction de Félicité Robert de Lamennais, 1863).
Selon l’universitaire John N. Serio, « Feu et Glace » se lit même comme une « compression de L’Enfer de Dante » (Serio, J. N. (1999). Frost’s Fire and Ice and Dante’s Inferno. The Explicator57(4), 218–221.). Il remarque ainsi que le poème de Frost comprend neuf vers, comme les neuf cercles de l’enfer de Dante, et que les derniers vers, en se rétrécissant par rapport au précédent, peuvent évoquer la forme en entonnoir de l’enfer. Serio souligne encore que Frost reprend la terza rima (rime tierce) qui a été utilisée pour la première fois par Dante dans sa Divine Comédie, bien que Dante applique strictement le schéma ABA BCB CDC. Il est certain que Frost disposait d’exemplaire de la Divine Comédie dans sa bibliothèque personnelle, dont les ouvrages sont aujourd’hui conservés à la Fales Library de la New York University. Il possédait quatre éditions, dont trois ont été publiées avant l’écriture de « Fire and Ice » : deux en vers dans la traduction de Longfellow, publiées à l’origine en 1865, et une en prose de Charles Eliot Norton qui datait de 1892, et s’appuyait elle-même sur la traduction de Longfellow.
Pour Serio, le feu et la glace renvoient à l’éthique aristotélicienne telle qu’elle est reprise par Dante : les péchés dus à la raison sont pires que les péchés passionnels, ce qui expliquerait pourquoi Frost « associe le feu aux sens et le place en premier ou, pour ainsi dire, près du sommet de son poème, comme étant le moindre des deux types de péchés « or, so to speak, near the top of his poem as the lesser of the two types of sin : « From what I’ve tasted of desire / I hold with those who favor fire. » […] De plus, en mettant d’accord le locuteur du poème avec un groupe d’autres personnes (« I hold with those who favor fire »), Frost sous-entend qu’il s’agit d’un péché plus commun et moins grave. »
Toujours selon Serio, la haine en revanche serait présentée par Frost comme « une conséquence de la pensée, d’un choix conscient : « I think I know enough of hate / To say that for destruction ice / Is also great / And would suffice. » L’accent est mis ici, comme chez Dante, sur la raisin, ou mieux, sur la perversion ou le mésusage de la raison, car elle n’est pas employée pour l’amour chrétien mais pour la haine. La prise de distance intellectuelle contenue dans la redite « I think I know », le passage du passé composé, qui implique une action écoulée (« I’ve tasted »), au présent (« I think I know »), et l’extrême isolement du ‘I’ répété sans référence aucune à autrui indiquent que la haine est pire que le désir. Frost souligne ceci en en faisantla cause d’une seconde mort (« But if it had to perish twice ») bien plus terrible dans ses implications que la première. Le jeu avec le mot « ice » qui se retrouve dans « twice » et « suffice » accentue le caractère glacial et amer de la haine, et la triple répétition de « ice » à la fin du poème rappelle les efforts futiles de Satan pour s’échapper – c’est bien le battement de ses ailes qui entraîne le gel de la rivière Cocytus dans le neuvième cercle. »
Serio constate également que Frost comme Dante utilise la première personne dans le poème, attribué à un locuteur qui, dans le cas du poème de Frost, pourrait se confondre avec lui. Cela, bien sûr, reste incertain. Frost en tout cas inclut « Fire and Ice » dans la section « Grace Notes » de son recueil New Hampshire.

Inspiration : la science

Une autre source d’inspiration, revendiquée, serait une conversation entre Frost et l’astronome Harlow Shapley, un an ou deux avant la publication de « Fire and Ice ». Frost aurait abordé Shapley lors d’une assemblée à Harvard, où Frost était un poète en résidence. Le poète donc a demandé au scientifique quelque chose comme : « comment le monde va-t-il finir ? », ce à quoi Shapley a répondu : « soit la terre sera incinérée, soit une ère glacière permanente annihilera progressivement toute vie sur terre ». L’universitaire Tom Hansen, qui a pu écouter Shapley témoigner de cette rencontre, paraphrase ainsi les conclusions de l’astronome après sa lecture du poème : « Cette anecdote personnelle illustre l’une des nombreuses façons dont le savoir scientifique peut influencer la création d’une œuvre d’art et ainsi expliquer la signification de cette œuvre d’art ». Selon Hansen, cette lecture scientifique relève surtout du contresens, le poème de Frost étant avant tout symbolique, « un diagnostic astucieux du mauvais fonctionnement chronique du cœur humain. »

Popculture et postérité

Poème parmi les plus célèbres de Robert Frost, « Fire and Ice » a naturellement influencé la culture populaire américaine. George R. R. Martin, l’auteur de la saga du Trône de fer (dont le titre orginal est : A Song of Ice and Fire !) concède ainsi : “Les gens disent que j’ai été influencé par le poème de Rpbert Frost, et bien sûr, je l’ai été, je veux dire… Le feu est l’amour, la passion, le feu est l’ardeur sexuelle et toutes ces sortes de choses. La glace est la trahison, la vengeance, la glace est… vous savez, cette espèce de froide inhumanité, et tout ça est montré dans les livres ».
Le poème sert aussi d’épigraphe au roman Eclipse de la saga Twilight de Stephenie Meyer, l’actrice Kristen Stewart interprétant la protagoniste Bella Swan lisant d’ailleurs le poème au début du film adapté du roman (à écouter ici).
Plus récemment le poème a été cité en pour la promotion du film Ghostbusters: Frozen Empire (2024), dont il sert aussi d’épigraphe.

Sources :
Au sujet de « Fire and Ice » (en anglais).
George R. R. Martin revenant sur son Trône de fer et l’influence du poème (en anglais).