Dragon Ball, une philosophie
Peut-être avez-vous eu la chance de naître vers la fin des années 1980. Dans ce cas, vous pouvez déjà vous féliciter du privilège insigne d’avoir assisté aux derniers événements vraiment historiques : la chute du mur de Berlin et la Coupe du monde 1998. Mais surtout, il y a de grandes chances pour que vous ayez été mis en contact avec la saga Dragon Ball d’Akira Toriyama, sous sa forme télévisée ou manga papier. Et ça c’est bien, parce que c’est précisément ce qui va vous permettre, là maintenant, de vous emparer pleinement de ce qui fait la substance de l’hégélianisme – que l’on désigne à raison comme une philosophie difficile – : le concept de dépassement dialectique (ou « Aufhebung »), en tant que celui-ci se phénoménalise à plusieurs reprises dans la saga de Toriyama, mais jamais aussi bien que dans son épisode 27.
Aussi allons nous apprendre, dans les lignes qui suivent, comment Son Gokû, le personnage principal de Dragon Ball, s’est dépassé dialectiquement. Un papier validé par Hegel, qui connaît son DBZ sur le bout des doigts.
Dragon Ball, c’est l’histoire d’un jeune extra-terrestre saïyen d’apparence humaine, Son Gokü, et de ses pérégrinations sur Terre. Doté d’une gentillesse et d’une force au combat sans commune mesure ici-bas, il devra pourtant affronter avec ses amis des adversaires toujours plus puissants qui menacent le monde, la galaxie, l’univers. Dans Dragon Ball Z, Son Gokû, alors adulte, aura notamment à se rendre sur la planète Namek pour affronter le tyran inter-galactique Freezer, insatiable conquérant et tout entier possédé par l’hubris despotique. Malgré sa force d’âme sans égal, Son Gokû se révèle impuissant face à son adversaire, qui laisse alors parler sa cruauté en assassinant froidement Krilin, l’acolyte et ami de toujours de notre héros. C’est alors que…
Explosant de colère, Son Gokû accède d’un coup à une forme de lui-même supérieure, celle de Super Saïyen : ses cheveux sont devenus blonds, sa force est décuplée et son sang-froid est inexpugnable. Freezer est déjà perdu. Il finira vaincu et humilié, détruit par son propre ressentiment. Revenons à Hegel.
Supprimer, conserver, dépasser : San Gokû Super Saïyen et la botanique
Au centre de la philosophie de Hegel, ou peut-être bien plutôt sous celle-ci, il y a le concept architectonique de « dépassement dialectique ». Toute chose écrit-il, porte en elle son contraire, de manière à se nier, puis à résoudre cette négation sous la forme d’une synthèse. C’est pourquoi les choses deviennent et ne restent pas identiques à elles-mêmes. Dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel prend l’exemple du bourgeon pour illustrer son « aufhebung« .
« Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci ; de la même façon le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante et vient s’installer, au titre de vérité de celle-ci, à la place de la fleur. Ces formes ne font pas que se distinguer les unes des autres : elles se refoulent comme mutuellement incompatibles. Mais, dans un même temps, leur nature fluide en fait aussi des moments de l’unité organique au sein de laquelle non seulement elles ne s’affrontent pas contradictoirement, mais où l’une est aussi nécessaire que l’autre, et c’est tout de même cette même nécessité qui constitue alors la vie du tout » (1)
Ainsi si je veux savoir ce qu’est la plante en soi, je peux être tenté de dire tantôt le bourgeon, tantôt la fleur, tantôt le fruit. Or, pour Hegel, ce qu’est la plante en soi réside bien davantage dans le processus dialectique qui préside à ses métamorphoses et permet autant de dépassements dialectiques.
La dialectique hégélienne est une théorie de l’évolution de toute chose faisant de la négation le moteur de celle-ci. Ainsi, la fleur nie le bourgeon, c’est-à-dire qu’elle n’est pas identique à lui. Mais elle se voit ensuite niée à son tour – c’est la négation de la négation – pour devenir le fruit, celui-ci étant pensé comme la synthèse du bourgeon et de la fleur, c’est-à-dire la résolution de leur opposition.
Dans la Phénoménologie, c’est l’Esprit, en tant que substance immatérielle, qui est le sujet de dépassements dialectiques successifs. Celui-ci, depuis sa tendre naïveté primitive, s’est déployé historiquement en se contredisant lui-même et en dépassant ses contradictions jusqu’à parvenir à son effectivité complète, à l’époque de Hegel lui-même. Or, c’est précisément ce que fait Son Gokû au moment il devient Super Saïyen : il supprime, conserve et dépasse ce qu’il est initialement pour devenir ce qui était contenu en lui.
- Il se supprime car lorsqu’il est Super Saïyen il n’est plus le Gokû qu’il était avant : son apparence a changé, sa personnalité aussi (il devient sûr de lui-même, arrogant), comme le fruit n’est pas identique à la fleur ni au bourgeon.
- Il se conserve car il reste Son Gokû, c’est-à-dire la même « substance unitaire » personnelle, tout comme la plante reste elle-même qu’elle soit à l’état de bourgeon, fleur ou fruit.
- Il se dépasse car il accède à un niveau supérieur, à une version augmentée de lui-même, comme le fruit est la version augmentée de la fleur et du bourgeon.
Pour reprendre l’analogie proposée par Hegel, on peut dire que Son Gokû Super Saïyen est à Son Gokû ce que la fruit est au bourgeon ; le stade « fleur » étant le moment négateur par lequel Son Gokû se nie lui-même. Un autre exemple nous est donné dans l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, toujours issu de la botanique. Ainsi, parlant de la croissance d’une plante, Hegel dit :
« La plante est arrachée à elle-même en étant tirée vers le dehors par la lumière en tant que celle-ci est son Soi extérieur à elle-même, elle fait grimper ses vrilles à la rencontre de cette lumière, se ramifiant en une pluralité d’individus. Dans elle-même, elle se donne, en les lui empruntant, l’incitation qui enflamme et la corroboration spécifique, la qualité aromatique, le caractère spirituel de l’odeur, du goût, l’éclat et la profondeur de la couleur, la compacité et la vigueur de la figure. »(2)
Dit autrement, la plante sort d’elle-même pour trouver son principe, c’est-à-dire la lumière, puis elle revient à elle chargée de ce principe et développe certaines propriétés. Elle accomplit un processus dialectique qui était toutefois contenu dans son être en soi, c’est-à-dire dans son germe qui « est à regarder ici comme le seul et même individu dont la vitalité parcourt ce processus et, par un retour en soi, s’est aussi bien conservée qu’elle a prospérée jusqu’à la maturité d’une semence » (3). Traduit dans l’épisode 27 de Dragon Ball, nous comprenons que Son Gokû est le germe de Son Gokû Super Saïyen, mais nous n’avons pas encore la clé de tout cela : le principe (le « Soi extérieur à lui-même ») qui préside à ce déploiement, comme la lumière le fait avec la plante.
Nier l’Être, se révolter contre le tyran Freezer
Qu’il soit donc acquis que Son Gokû Super Saiyen est un Son Gokû dépassé dialectiquement. Il nous faut à présent rendre compte du procès de ce dépassement qui s’articule autour de l’opposition, à l’intérieur de Son Gokû lui-même, entre l’Etre et le Néant. Hegel explique :
« La substance vivante n’est, en outre, l’être qui est sujet en vérité, ou, ce qui signifie la même chose, qui est effectif en vérité, que dans la mesure où elle est le mouvement de pose de soi-même par soi-même, ou encore, la médiation avec soi-même du devenir autre à soi. Elle est en tant que sujet la pure négativité simple, et par-là même précisément la scission du simple, ou le redoublement en termes opposés, qui à son tour est la négation de cette diversité indifférente et de son opposition ; seule cette identité qui se reconstitue ou la réflexion dans l’être autre en soi-même – et non une unité originelle en tant que telle, ou immédiate en tant que telle – est le vrai. Le vrai est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin »(4)
Voici immédiatement l’exégèse de ce charabia, ramené au niveau de notre badinage sur DBZ : initialement, Son Gokû est ce qu’il est, c’est-à-dire Son Gokû. Mais l’événement funeste de la mort de Krilin lui offre l’opportunité de sortir de lui-même (qu’il faut comprendre au sens littéral : il entre dans une colère telle qu’il devient étranger à lui-même, attendu que Son Gokû ne s’énerve jamais comme ça) pour se nier, c’est à dire se poser ailleurs que dans son Etre, se poser dans le Néant. Alors surgit la tension entre ce qu’est Son Gokû initialement, c’est-à-dire un brave type impuissant dans sa lutte, et la révolte contre cette impuissance, le ressentiment, la colère. Cette tension finit par craquer définitivement – comme un orage vient liquider un conflit entre deux masses d’air – : Son Gokû se dépasse dialectiquement, c’est à dire qu’il résout sa contradiction interne et retrouve une unité en « revenant à lui-même » enrichi, en devenant Super Saïyen qui est la finalité et la vérité de ce qu’il est.
Ainsi l’Être, c’est-à-dire ce qui est initialement, se scinde en deux, permettant une sortie de lui-même vers ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire le Néant. Là, il se nie avant de retourner à lui-même pour advenir quelque chose d’autre. Voilà pourquoi les choses changent, deviennent et ne restent pas identiques à elles-mêmes éternellement. Mais ce devenir est non seulement un changement, mais encore un changement qualitatif , en tant que ce qui est advenu est toujours supérieur à ce qui était. On le voit, ce qui préside à ce dépassement dialectique, c’est une révolte contre le donné, en tant que celui-ci est jugé insatisfaisant (la victoire de Freezer ne peut décemment être jugée satisfaisante). L’insatisfaction, puisqu’elle exhorte à agir pour être satisfait, est une injonction à nier l’Etre, c’est-à-dire ce qui est, pour faire advenir ce qui n’est pas, pour l’instant. Aussi devons-nous dire que cette négation n’est pas une négation pure, mais qu’elle appelle une négation de la négation, c’est-à-dire qu’elle est une négation féconde. C’est précisément ce qu’explique Alexandre Kojève, principal commentateur de Hegel en France :
« La Liberté qui se réalise et se manifeste en tant qu’Action dialectique ou négatrice est par cela même essentiellement une création. Car nier le donné sans aboutir au néant, c’est produire quelque chose qui n’existait pas encore ; or, c’est précisément ce qu’on appelle « créer ». Inversement, on ne peut vraiment créer qu’en niant le réel donné. […] En surgissant du Néant, le nouveau ne peut pénétrer dans l’Etre et exister qu’en prenant la place de l’Être-donné, c’est-à-dire en le niant » (5)
C’est ce ferment révolutionnaire dans la dialectique hégélienne – celui-là même a tant intéressé Karl Marx, puis Lénine – qui se manifeste dans cet épisode 27, en ce que Son Gokû a agi pour refuser le donné, c’est-à-dire qu’il s’est révolté.
Mais si la colère est bien la cause immédiate du dépassement dialectique de Son Gokû, faisant de sa métamorphose en Super Saïyen un saut, nous pouvons encore mobiliser une cause plus sousterraine, mais peut-être pas moins décisive, issue de la célèbre « dialectique du Maître et de l’Esclave ». Que dit Hegel en substance (6) ? Que la conscience humaine a besoin d’être reconnue par d’autres consciences pour être certaine d’elle-même, c’est-à-dire d’être une conscience de soi. Ce désir de reconnaissance – qui est en fait ce qui fait le propre de l’humanité – donne lieu à une lutte qui engendre ensuite deux catégories de personnes : les Maîtres, qui sont reconnus pleinement et les Esclaves qui ne le sont pas. À cet égard, le Maître est – apparemment – satisfait et l’Esclave ne l’est pas… c’est pourquoi c’est ce dernier qui a l’avantage, attendu que c’est à lui qu’il appartient d’agir sur le monde, en ce qu’il va chercher à abolir son insatisfaction alors que le Maître ne veut que le statu quo.
Or, dans notre affaire, Freezer apparaît clairement comme le Maître : il subjugue depuis presque toujours la majeure partie de l’univers connu et son seul souci est de garantir pour l’éternité sa domination, notamment en cherchant à obtenir la vie éternelle grâce aux Dragon Balls. Il est « satisfait » et seulement inquiet de ne l’être plus. Son Gokû lui, sacrifie tout pour s’entraîner et devenir toujours plus fort, car il se sait à chaque fois partir de plus loin que son adversaire : il est définitivement esclave, c’est-à-dire forcé de sortir de lui-même pour devenir autre sans jamais pouvoir rester identique à lui-même ; il est la négation incarnée de la Maîtrise stagnante et c’est pourquoi il est toujours supérieur. Son accession à l’état de Super Saïyen est ainsi l’aboutissement de la dialectique du Maître et de l’Esclave : Son Gokû devient alors le Maître, mais un maître enrichi de son itinéraire d’Esclave, c’est-à-dire ayant dépassé dialectiquement l’opposition entre le Maître et l’Esclave.
Notes :
(1) Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Flammarion, Paris, 2012, p. 58.
(2) Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, Vrin, Paris, 2012, p. 398.
(3) Ibid., p. 399.
(4) Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., p. 69.
(5) Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1980, Appendice I : « La dialectique du réel et la méthode phénoménologique ».
(6) La « dialectique du Maître et de l’esclave » est exposé dans le Chapitre IV de la Phénoménologie (« La vérité et la certitude de soi-même »).
Et moi qui croyais que Krilin ne servait à rien dans DBZ !