Orwell analyse

Parce qu’il est de ces auteurs qui font béatement l’unanimité (« en voilà un qui dit des choses très vraies ! ») sans que vraiment quiconque ose attenter, même du bout des lèvres, à leur auguste dignité ; parce que de tels auteurs existent donc – mais surtout parce que nous sommes foncièrement méchants – voilà qu’il nous prend comme l’idée presque pavlovienne de gâcher l’heureuse concorde, comme un sale gosse qui voit sur la plage des châteaux de sable intacts. Eh ! Et celui-là ? Aujourd’hui donc, on casse la statue de George Orwell.

Par R. Barbier

Orwell et la révolte

C’est vrai qu’il a plutôt bonne presse, George Orwell. Ses livres (on pense surtout à 1984 et La Ferme des animaux) sont bien construits, faciles à lire et ont l’avantage de faire réfléchir même les néophytes de la littérature. Développer la vigilance contre le totalitarisme et les méthodes qui s’y apparentent, même aujourd’hui – surtout aujourd’hui peut-être -, c’est résolument une entreprise de salubrité publique. N’avons-nous pas des raisons de nous inquiéter de l’empire toujours plus tentaculaire que la « société de contrôle » (1) entend déployer sur nous, au travers de ses différents modes de surveillance, de suggestion et de contrainte douce (GAFA, vidéo-surveillance urbaine, technologies connectées, etc.) ? Dès lors, comment oser s’y opposer ? C’est pourtant ce que nous allons faire en montrant et donc en désarmant la substance du discours que l’on peut sous-entendre dans l’œuvre d’Orwell et principalement dans La Ferme des animaux.

La Ferme des animaux, c’est une fable politique dans laquelle des animaux, en tant qu’ils sont exploités dans les rapports de production qui existent à la ferme, décident de renverser la classe dominante (les humains donc) et de fonder une société émancipant tous les animaux. Mais rapidement, la révolution est récupérée par une élite corrompue et autoritaire (les cochons) qui pervertissent l’idéal initial jusqu’à établir un véritable régime totalitaire. La situation-calque de cette fable, c’est évidemment l’URSS, ses personnages et ses méthodes : le cochon « Napoléon » dictateur (Staline), le cochon « Boule de Neige » révolutionnaire historique devenu dissident (Trotsky), le cheval « Malabar » héros du travail (Stakhanov), les chiens aux ordres du régime (le NKVD), les bovins soumis (la population de l’URSS), la propagande de masse, la réécriture de l’histoire, l’état policier, la nomenklatura corrompue… Orwell attaque l’URSS par-delà sa fable sur la ferme des cochons. C’est généralement ce que l’on dit. Oui, mais pas seulement.

Toute révolte mène au totalitarisme

Revenons à la situation initiale de l’intrigue : les animaux sont exploités par les humains : ils vivent, travaillent et meurent selon le bon plaisir de la classe dominante et ce, dans un mode de production que nous pouvons décrire comme capitaliste. Or, attendu que ces animaux sont anthropomorphisés (ça se dit), ils jouissent, du moins aux yeux du lecteur, d’une qualité de semblable, alimentant par là-même son sentiment d’empathie. C’est ainsi que la révolte des animaux nous paraît d’abord légitime.  Leurs premières mesures révolutionnaires semblent d’ailleurs tout autant légitimes : expropriation des moyens de production (c’est à dire la ferme, les outils, les machines) et établissement d’une société apparemment sans classe, donc sans inégalités (puisque les dominants -les humains – sont chassés).
Puis les choses se dégradent et le lecteur se voit placé devant une sorte de fatalité. Il est invité à soupirer, accompagné d’un haussement d’épaules, et à marmonner : « cela ne pouvait pas finir autrement ».  Or, puisque nous lisons une fable, il nous semble pertinent d’y chercher une morale, ou à défaut, un enseignement. Quel pourrait-il être ? Que les discours légitimes de justice sociale ne pourraient que s’abîmer lors de leur incarnation dans la réalité ? Que toute Idée, au sens platonicien du terme, ne peut survivre en des altitudes si basses ? Ou plus simplement que les animaux n‘auraient pas dû ?  À quoi bon en effet échanger une exploitation contre une autre ? Cet « à quoi bon ? » qui s’impose naturellement à nous à la fin du livre est, à notre avis, le vrai malaise de l’œuvre d’Orwell. La critique de la société capitaliste qui apparaît au début du livre est ainsi neutralisée (et même plus encore) par la critique de la société communiste (stalinienne en fait) qui suit. La situation initiale devenant même la situation du moindre mal que des inconscients doublés de voyous ont eu l’imprévoyance de détruire.

Orwell critique
« Bon, vous vous calmez tous, sinon je fais du totalitarisme »
Koretski, Nous exigeons la paix, 1950

Alors quoi, Orwell est-il seulement le valet du capitalisme ? Non, nous le savons bien, nous qui avons lu Hommage à la Catalogne. L’écrivain anglais se situe davantage dans une tangente « socialiste-anarchiste-libertaire » qui pourrait nous amener à reformuler la morale de la fable de la sorte : « Nous devons faire attention à ce que la révolution, bien légitime, ne nous conduise pas à ça« . Mais cette maxime est-elle vraiment aussi audible ? Avec La Ferme des animaux, George Orwell a fourni, peut-être en idiot utile, un matériau propre à anéantir tout projet de révolution radicale, le statu-quo capitaliste (re)devenant ainsi de fait le système le plus sage. Dans un courant qui traversa avec toute sa force la seconde moitié du XXe siècle, il apparaît ainsi comme l’un de ceux qui dénoncèrent le totalitarisme, au sens où le définit, à peu près en même temps d’ailleurs, Hannah Arendt : un système qui vise à tout changer, tout contrôler (2). Or, le concept de totalitarisme est précisément le cœur de notre malaise : si tout projet de changement radical de la société est renvoyé immédiatement dans les eaux noires du totalitarisme, alors le conservatisme politique tient là assurément une arme conceptuelle d’une efficacité redoutable, interdisant toute réflexion politique vraiment profonde. C’est précisément ce qu’écrit le philosophe slovène Slavoj Zizek :

« Loin d’être un concept théorique pertinent, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense du devoir de penser, et nous empêche même positivement de le faire. […] De cette manière, ces canailles de libéraux conformistes peuvent se satisfaire hypocritement de leur défense de l’ordre existant : ils n’ignorent pas l’existence de la corruption, ni de l’exploitation, mais ils accusent toute tentative de changement d’être dangereuse et inacceptable d’un point de vue éthique, de réssuciter le fantôme du totalitarisme » (3). 

Le totalitarisme est ainsi un concept chiffon-rouge permettant de lier, dans le plus grand des calmes , le capitalisme avec la démocratie, en tant que celui-là et celle-ci s’opposent au totalitarisme rouge-brun (4).

Risquer quand même la révolte

Dans les conditions établies précédemment, comment oser se révolter à nouveau ? C’est encore des goulags que vous voulez ? La sagesse humaine n’apprend-t-elle rien ? Dans un débat polémique, nous le voyons bien, il nous serait inconfortable, difficile, de soutenir la nécessité de la révolte, piégés que nous serions dans les rets du concept de totalitarisme. Mais puisque ici nous sommes tranquilles, il nous faut essayer. Essayer de défendre les cochons.
Ces cochons ont effectivement bien des défauts : ils sont corrompus, malhonnêtes, autoritaires. Leur régime est détestable en tout points. Mais enfin, ils ont essayé. Avec les autres animaux de la ferme, ils ont essayé autre chose en initiant un changement révolutionnaire : dans l’Angleterre contemporaine, une ferme allait appartenir à ses animaux. Puis, entraînés dans les abysses par le poids de leur passions tristes, ils se sont abîmés et ont abîmé leur idéal. Ont-ils cependant eu tort d’essayer ? Peut-on avoir tort d’ailleurs, à essayer quoi que ce soit ? Bien sûr il y a l’échec terrible, mais enfin, il y eut aussi le bouillonnement puis l’irruption formidable de la Révolution pendant laquelle tous les animaux, chantant à l’unisson Bêtes d’Angleterre, chassaient les méchants au risque de la mitraille. Toute l’intensité du moment – de l’Evénement dirait Alain Badiou – suffit à faire figurer cet essai parmi les Très Riches Heures de la Bestialité. Or, ce sommet esthétique n’est pas nul. Comprendre la politique comme un jeu consistant à écarter, pour l’éternité, la possibilité d’un nouveau Robespierre, ne peut être satisfaisant, d’abord parce que le maintient d’un statu quo est non seulement néfaste, mais encore illusoire. Ainsi, puisque notre Être incline, par le truchement d’une substance vitale, à essayer, à créer, à se déployer, alors il nous faut essayer, malgré les risques. Pour ne pas citer Nietzsche (puisque nous ne l’avons que trop fait), nous convoquerons ici Henri Bergson, pour lui faire dire à peu près la même chose. Ainsi, parlant du « problème du nageur » :

Si vous n’aviez jamais vu un homme nager, vous diriez sans doute que nager est impossible, attendu que, pour apprendre à nager, il faudrait commencer par se tenir sur l’eau, et par conséquent savoir nager déjà. Le raisonnement en effet me clouera toujours à la terre ferme. Mais si je me jette à l’eau sans avoir peur, je me soutiendrai d’abord hors de l’eau tant bien que mal en me débattant contre elle, et peu à peu, je m’adapterai à mon nouveau milieu, j’apprendrai à nager. […] Si l’on accepte franchement le risque, l’action tranchera peut-être le nœud gordien que le raisonnement a noué et qu’il ne dénouera pas (5).

Ainsi, tout le problème est que la raison s’allie bien souvent avec la tyrannie du risque (j’ai peur de me noyer / j’ai peur que la révolution ne vire au totalitarisme) et ainsi empêche les choses d’advenir, contrariant alors de fait notre élan vital. Si, comme le croit Bergson, l’homme est traversé par cet élan, alors il lui faut toujours se risquer à créer. Construire une société radicalement différente implique effectivement le risque d’un totalitarisme, mais ce risque ne peut agir sur nous comme un déterminant absolu.
Mais voilà que notre propos prend une tournure trop adolescente et vraiment nous ne voudrions pas paraître aux yeux du lecteur comme l’excité de la barricade. Alors nous choisissons à présent de renverser notre argumentation en proposant l’idée suivante : si totalitarisme il y a, celui-ci ne peut vraiment se déployer que dans une société de passivité généralisée, de consensus, de juste-milieu ; ou le collier n’étrangle plus si fort.
Si en effet nous admettons que le totalitarisme manifeste la volonté pour un état, un groupe ou une personne de tout contrôler, alors pouvons-nous décemment en écarter les sociétés capitalistes contemporaines où l’existence des choses hors du Capital semble devenir impossible ? Les militants anticapitalistes le savent bien : il est impossible d’échapper tout à fait à l’empire du capitalisme dont les « outils non-conviviaux » flèchent, à défaut de contraindre, les comportements individuels (6). Alors que les totalitarismes rouges-bruns veulent mouler d’un seul geste la société, le totalitarisme du capitalisme global se contente de la moduler, c’est-à-dire d’en guider les oscillations (7). La coercition brute a disparue, pas le contrôle. Le concept de totalitarisme étant retourné, il semble qu’après tout, il puisse nous être de quelque utilité : la révolte ne souffre plus de se voir systématiquement interdite, mais au contraire, elle gagne en légitimité.
Utiliser La Ferme des animaux ou 1984 dans un argumentaire politique, c’est ainsi attaquer les totalitarismes d’hier et ne pas voir ceux d’aujourd’hui. À cet égard, le livre d’Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes, décrivant une société totalitaire où le contrôle de la population s’effectue par le plaisir et le consentement, nous semble plus adapté à décrire notre actualité. Voyez donc comme celui-ci égratigne avec nous l’idole Orwell :

« La société décrite dans 1984 est dominée presque exclusivement par le châtiment et la crainte du châtiment. Dans l’univers imaginaire de ma propre fable, ce dernier est rare et en général peu rigoureux. Le contrôle presque parfait exercé par le gouvernement est réalisé au moyen du renforcement systématique des attitudes satisfaisantes. […] [Aujourd’hui], des forces impersonnelles sur lesquelles nous n’avons presque aucun contrôle semblent nous pousser tous dans la même direction du cauchemar de mon anticipation et cette impulsion déshumanisée est sciemment accélérée par les représentants d’organisation commerciales et politiques qui ont mis au point nombre de nouvelles techniques pour manipuler, dans l’intérêt de quelque minorité, les pensées et les sentiments des masses. » (8)

Ainsi, si les livres de George Orwell sont pertinents pour comprendre les totalitarismes disciplinaires du XXe siècle, ils semblent en revanche bien peu adaptés pour comprendre les germes du totalitarisme actuel ou à venir. Plutôt que d’augmenter notre vigilance contre le totalitarisme, ils ne font que la déprimer, en en dévoilant un avatar suranné.

*

Voilà, même si nous avons un peu secoué la statue de George, nous pensons que dans le fond, celui-ci ne nous en tiendra pas rigueur, attendu que nous n’avons fait que défaire les méprises sur l’utilisation de son œuvre. Il nous apparaît ainsi que celle-ci est souvent agitée comme un outil pour interdire (toute vraie alternative politique se voyant frappée du sceau du totalitarisme) tout autant que pour divertir (le totalitarisme, c’est pas nous, c’est les autres : HitlerStaline, Trump, Kim Jong Un, Maduro, etc.). Aujourd’hui, peut-être pouvons-nous faire un meilleur usage de George Orwell.

Notes :
(1) Le concept de « société de contrôle » est développé par Deleuze dans « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers 1972-1990, Les Editions de minuit, Paris, 1990.
(2) Arendt, Le Système totalitaire, Seuil, Paris, 2005.
(3) Zizek, Vous avez dit totalitarisme ?, Editions Amsterdam, Paris, 2013, p.11-12.
(4) Ibid., p. 11.
(5) Bergson, L’évolution créatrice, PUF, Paris, 2013, Ch. 3.
(6) Selon Ivan Illich, les sociétés modernes sont dites « non-conviviales » en ce qu’elles permettent à des outils (l’automobile, l’ordinateur, la télévision) de détruire la possibilité pour les hommes de vivre correctement et librement ensemble. Illich, La convivialité, Seuil, Paris, 1973.
(7) Deleuze, op. cit.
(8) Huxley, Retour au meilleur des mondes, Pocket, Paris, 1978, p. 12-13.