L'oeil soldat Larry Tremblay

Histoire de l’œil gauche

Publié en 2019 aux éditions de La Peuplade, L’œil soldat est présenté comme un récit poétique par l’auteur lui-même. Il s’agit en tout cas d’un récit en vers, divisé en deux parties, Histoire de l’œil droit et Histoire de l’œil gauche, et cette dimension narrative de la poésie est un sujet que j’aborde régulièrement, d’écho en écho, en poursuivant ma réflexion sur le mythe.
Larry Tremblay revendique d’ailleurs l’influence de La prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, où se mêlent récit et poésie et dont il cite les premiers vers en épigraphe.
Autre écho : j’en profite pour préciser que L’œil soldat m’a été recommandé par Hugues Robert de la libraire Charybde, qui a écrit ici sa propre note de lecture.

L’œil soldat de Larry Tremblay : au pays des aveugles

J’exposerai ici quelques remarques sur la première partie du récit seulement, Histoire de l’œil gauch, dans laquelle un garçon passe un pacte avec le diable pour devenir quelqu’un d’autre, d’un simple clignement d’œil, jusqu’à ce que le diable le piège dans « l’œil soldat ». Mais que représente cet œil ? Une menace certaine, contenue par l’ajout du mot soldat qui reçoit une connotation négative qui se trouve tôt associée à l’actualité, à la violence et à Dieu :

En ce temps si proche
Dieu est partout
et personne ne l’assassine

L'oeil soldat Larry Tremblay
À noter que mon édition comprend la mention « récit poétique » au lieu de « poésie » en bas à droite, ce qui peut suggérer un changement d’approche de la part de l’éditeur.

Mauvais œil

Il faut dire que Dieu, pour l’auteur, est peut-être l’autre nom du Diable, et que Dieu et Diable sont à la fois constitutifs de l’individu. Évoquant son enfance au Québec dans les années 1950, Larry Tremblay déclare non sans sarcasme que, dans ce contexte, « on n’échappe pas au catholicisme » (dans la série d’entretiens « À la ronde« ), et il ajoute :

il y avait toujours un œil, qui nous regardait faire et qui nous jugeait, parce que Dieu est juge.

Ce jugement a pour conséquence négative de figer l’homme qui le redoute et n’exerce plus alors sa liberté de changer, désirée par le personnage principal, anonyme, qui s’inquiète pourtant de se voir réduit aux mots qui le désignent. C’est qu’il soupçonne une espèce d’arnaque du langage, et que les mots utilisés pour distinguer le bien du mal ne seraient que deux faces d’une même pièce :

Je commence à ressembler
à mon nom […]
On me donne le choix entre le mal et le bien
Cela me paraît peu
y a-t-il autre chose ? […]
S’il y a Dieu
il y a le Diable
Qui me prouvera
que l’un n’est pas l’autre ?

Le double D majuscule semble résumer assez le trouble du jeune homme qui découvre le problème du mal et ne parvient pas à concilier l’existence de Dieu avec ce qu’il sent en lui de mauvais. Ou plutôt : qu’un « on » indéfini (famille, société…) lui impose de sentir, sous la forme d’un faux choix. Larry Tremblay détourne la question de l’existence d’un Dieu omnipotent et bon pour en tirer un constat d’horreur : si Dieu-Diable existe, tout est permis !

l'oeil soldat poésie guerre
Sur le thème de la guerre et de la perversion du langage, dans le film Lord of War (2005) d’Andrew Niccol, Nicolas Cage incarne un trafiquant d’armes très diabolique.

Tout est possible, et donc la confusion du fantasme avec la réalité. Le garçon acceptant de jouer le jeu de la foi en vient alors à se rêver ange ou démon. Il se veut résolument autre, au point que l’échappatoire de la fiction et l’identification passagère aux héros de roman ne lui suffit plus :

Je veux espionner
mon dos
au cas où
des ailes me viendraient […]

Le livre terminé
je suis hanté
par des châteaux brumeux
des bals masqués
en des contrées rêvées
des histoires d’amour
et de coups de feu

La fiction
provoque en duel
le réel

La réalité engendre ici déception et frustration au point, dirait-on, que le personnage veuille lui ajouter un supplément d’âme fictionnelle, comme si l’Histoire se devait d’être une histoire dont les prémisses et les péripéties se justifieraient par une fin signifiante.
Ainsi l’eschatologie chrétienne voue-t-elle le monde à une Apocalypse, à laquelle se superposent les guerres, l’effondrement des civilisations qui font les gros titres des journaux et contribuent au sentiment de fatalité et d’impuissance du personnage. Celui-ci, étouffé par son sentiment de culpabilité, se rêve plus ou moins en martyr (sa souffrance morale se verrait légitimée) :

Je lis des journaux
ensanglantés

Je me sens seul
résultat d’une malheureuse
soustraction […]

Je demande pardon au premier venu

Or le sentiment de culpabilité, qui motive le désir d’être autre, peut être le fruit d’une éducation chrétienne et de ses illusions manichéennes. Le risque pour le personnage est de se vouloir Dieu ou Diable, sans nuance, de se soumettre à un dogme qui distingue selon ses besoins les fidèles des hérétiques.

L’œil était dans la tombe

La liberté implique le mouvement pour Larry Tremblay (influencé par Sartre). Ainsi la partie Histoire de l’œil gauche semble opposer le mouvement de la forme versifiée et de la force des images aux violences paralysantes. Conduire, dans ce cadre, devient une métaphore moderne de Charon aux Enfers fournissant le passage aux âmes des morts en échange d’une obole, devenue de façon burlesque des capsules de bière :

Je me remémore en conduisant
Les Chants de Maldoror
deux capsules de bière
prennent la place
de mes yeux

Autre récit poétique, influencé entre autres par L’Enfer de DanteLes Chants de Maldoror de Lautréamont fournissent un modèle de héros monstrueux, voué au mal.

Chants de Maldoror influence
Une édition des Chants de Maldoror de 1868.

La littérature exerce une influence corruptrice qui n’est pas inférieure à celle des journaux, et bien sûr l’on pense à Faust et à toutes ses variations lorsque le personnage de Larry Tremblay se lie au Diable :

À vingt ans
il est temps
de faire un acte
avec lui le Diable
la chose qui dépasse
de toute chose

Basculer dans l’âge adulte revient à s’engager dans un monde où bien et mal sont interchangeables, ainsi que les personnes : le jeune homme obtient du diable le pouvoir de changer d’époque et de peau en clignant de l’œil, mais il s’aperçoit vite que toute vie fait l’expérience de la violence et de la souffrance, ce qui épuise sa volonté et le réduit de plus en plus à n’être qu’un instrument du Diable.

Le Diable me visse
son index
dans le cerveau
orage orgasme orange
prennent le même sens

Ironiquement, sinistrement, les mots assemblés se ressemblent et finissent par se confondre, comme pour dénoncer la perversion du langage.

L’arme à l’œil

C’est que le personnage-narrateur s’efforce de faire le récit d’une existence de plus en plus éparpillée, dont il est ne peut pas faire une synthèse heureuse. Partout les douleurs se ressemblent mais ne se partagent pas, tandis que l’Histoire se déroule selon les termes imposées par les vainqueurs. S’il change de peau, en effet, il lui reste le langage empoisonné de façon irrémédiable par les mots de la guerre :

Je veux parler
un livre de symboles s’ouvre
entre mes lèvres

Je crache ses pages
mes phrases ensalivées
racontent les guerres noires
les génocides rouges

Lui qui était d’abord hanté par des histoires d’amour est désormais possédé par le langage-mitraille dont la rapidité empêche de réfléchir (Larry Trembay évoque « le sens retardataire » p.46). Les symboles et les couleurs, dans leur puissance, ne permettent pas le débat apaisé et certainement pas quelque chose comme une conversation (les tensions sociales en France nous en rappellent quelque chose, mais l’on sait comment par ailleurs les démons politiques ont pavé leur enfer).
Le rythme rapide des vers entraîne irrésistiblement le lecteur plusieurs fois interpellé par des questions rhétoriques qui le relient au personnage-narrateur :

J’ai les dents
encombrées d’histoires
le Diable
spasme et langue
produit un rire métal
dans mes joues […]
Y a-t-il une idée
qui m’appartienne ?

On aurait du mal, dans notre ère des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu, à nier cette impression d’encombrement que constate pour lui-même le personnage-narrateur.
C’est précisément ce trop-plein qui fait de lui (de nous ?) les parfaits soldats d’un monde où les mots perdent leur sens pour devenir des formes vides, ou peut-être plus perfidement des formes débordant d’émotions qui en viennent à prendre toute la place :

J’obéis à un pays
en forme de cri

Je suis un soldat
en forme de haine

Cette négation de la raison ouvre une nouvelle tentation, celle de l’animalisation (« Pourquoi ne suis-je pas un cheval ? » demande le narrateur p.49) puisque dans un tel contexte la bestialité est une manière de survivre non seulement banale mais encouragée. On peut se souvenir ici des Pensées de Pascal, qui déjà avertissait :

Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.

L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.[2]

Il n’est pas certain toutefois que l’homme soit aisément capable de se réinventer en acrobate dansant sur son fil. Ou, en témoin, porteur de la mauvaise conscience de son époque, pour reprendre la formule du poète Saint-John Perse, ne faut-il dormir que d’un œil ?
Le lecteur est ainsi invité à lire l’Histoire de l’œil droit… En complément, on pourra écouter sur addict culture Larry Tremblay lire un extrait de son livre, et découvrir également par ici une impression de lecture, logiquement inquiète. Je vous renvoie par ailleurs au site de l’auteur.

Notes :
[1] Le titre n’est d’ailleurs pas sans me rappeler les « romans d’œil » de Bernard Noël, qui se veulent « récit du regard tourné vers le corps au travail », comme en écho aux préoccupations de Larry Tremblay qui associe clairement le corps au théâtre en parlant notamment d’ »anatomie ludique« .
[2]PASCAL, Pensées diverses III – Fragment n° 31 / 85.