Publié en mai 2018 aux éditions Scrineo et en poche Pocket depuis mars 2020, Rouille de Floriane Soulas est présenté comme un roman steampunk, genre qui réinvente peu ou prou la Belle époque en y insérant, en l’occurrence, des éléments de science-fiction. Le livre a connu un certain succès, marqué notamment par un « coup de cœur des Imaginales » et l’attribution du Prix Imaginales des lycéens pour l’année 2019… et le lecteur curieux pourra écouter l’autrice présenter le roman avec ses propres mots dans cette vidéo. On pourra également découvrir sa chaîne youtube, où elle expose ses expériences de lecture et d’écriture, ou encore la contacter par le biais des différents réseau sociaux.
C’est d’ailleurs d’abord sur twitter que Floriane Soulas a eu l’amabilité d’écrire quelques phrases chaleureuses au sujet de mes écrits, ce qui nous a amenés à discuter et de fil en aiguille à échanger quelques verres (de thé) pour refaire la vie, l’univers et le reste.
Tout cela pour signaler qu’il ne faut s’attendre à aucune objectivité de ma part dans le propos qui suit, et qui contiendra quelques menus divulgâchis.
Le roman steampunk contre la tentation de l’immobilisme
Résumé de l’éditeur
Paris, 1897.
De nouveaux matériaux découverts sur la Lune ont permis des avancées scientifiques extraordinaires. Mais tout le monde n’en profite pas ! En dehors du Dôme qui protège le centre urbain riche et sophistiqué, le petit peuple survit tant bien que mal. C’est dans une maison close sur l’un des faubourgs malfamés qu’a échoué Violante, prostituée sans mémoire. Alors qu’elle se démène pour trouver son identité dans un monde dominé par les hommes et les puissantes, sa meilleure amie disparaît dans d’atroces circonstances. Contre la raison, la jeune femme décide de prendre part aux investigations…
À noter, le résumé de quatrième de couverture de l’édition du grand format 2018 est différent de celui qui est fourni sur le site de l’éditeur.
Familles recomposées
Le thème de la famille est éminemment présent dans le roman, mais il s’agit toujours d’une famille incomplète et contrariante, alors que la protagoniste Violante aspire à retrouver sa famille biologique, logiquement fantasmée.
Parmi les ersatz de familles qui l’entourent, celle des prostituées est la plus mise en avant. Fruit de la contrainte sociale et marquée par la peur de la rue, c’est essentiellement une sororité qui inclut aussi vite qu’elle exclut, selon l’âge, la popularité, les jalousies ou les modes. C’est en fait un milieu compétitif, où un moment d’affection est soit perçu comme suspect, soit comme « un instant volé ».
On apprend ainsi très tôt que la prostituée Satine, mère de substitution pour Violante, est exclue de son ancienne maison close en raison de son âge et de son manque d’attractivité pour les riches clients. Autre mère (maquerelle) de substitution, Madeleine est porteuse d’un discours protecteur et contraignant, relais de celui des hommes, qui vise avant tout à préserver la source de revenus que constituent les prostituées.
Il n’est pas surprenant dans ce cadre qu’une telle famille soit aussi caractérisée par le rejet des enfants : les prostituées font l’objet d’une surveillance médicale régulière et redoutent le manque à gagner, voire même l’endettement, qui accompagne la grossesse.
De leur côté les hommes, regroupés en bandes, en fraternités ou en cabales malfaisantes se satisfont d’une organisation hiérarchisée. Si les deux groupes, féminin et masculin, peuvent se croiser, par le biais d’une relation sexuelle tarifée ou au cours d’échanges verbaux qui tournent court, aucun couple durable ne paraît pouvoir se former et ouvrir vers une cellule familiale classique.
Les enfants présents dans le roman sont donc des orphelins des rues, regroupés dans une structure vaguement démocratique (ils élisent leur chef) qui coexiste avec l’univers des adultes tout en refusant de s’y mêler. C’est d’ailleurs dans cette logique que les orphelins atteignant l’adolescence sont rejetés du groupe.
Le modèle familial proposé par Floriane Soulas est donc instable, fondé sur la nécessité et l’opportunisme (cette remarque exclut les bourgeois du roman, dont le mode de vie est simplement entraperçu). Les liens du sang, lorsqu’ils existent, conduisent à des révélations douloureuses et à des relations encore plus conflictuelles entre les personnages (pour résumer sans trop préciser : deuil, trahison, inceste).
Le seul espoir, esquissé tardivement, est celui d’une réconciliation entre adultes et enfants, réconciliation fondée sur le volontariat et non sur la contrainte.
Le père Léon
Parmi les personnages secondaires qui composent les familles du roman, attardons-nous sur Léon, chef d’une bande d’Apaches [1] parisiens censés assurer la protection de la maison close où travaille la protagoniste Violante.
Associé tôt dans le roman à une pièce de théâtre, le Faust [2] de Goethe, explicitement mentionnée et citée par Floriane Soulas, Léon est une figure d’antihéros qui pactise avec les éléments plus sombres de la société :
Rien dans sa physionomie ne laissait deviner quelles activités menait Léon. Il aurait presque pu passer pour un honnête marchand, s’il s’en était donné la peine. […] Bagarreur, rancunier, protecteur avec ce qui lui appartenait et étrangement sagace, Léon avait mené sa barque depuis le bas de l’échelle sociale et était devenu chef de bande très jeune.
Il est celui qui permet aux filles des rues d’en sortir, mais peut les y renvoyer, et celui qui est prêt à passer des alliances temporaires avec d’autres interlocuteurs pour assurer la protection de ce qu’il considère être ses biens. Le fait qu’il se comporte sans violence ou autorité particulière vis-à-vis des prostituées (et de Violante en particulier, qui s’oppose verbalement à lui à plusieurs reprises) n’atténue pas son amoralité, puisqu’il se désintéresse globalement des émotions de son entourage, sauf si elles l’ennuient trop ou font obstacle à ses objectifs :
Je ne sais pas grand-chose des filles dont je m’occupe. […]Tes états d’âmes me passent un peu par-dessus la tête, s’énerva Léon.
Dans la logique du roman, ce ne sont donc pas les activités criminelles qui font de Léon un personnage amoral, mais son manque initial d’empathie et, disons, son égocentrisme.
En outre, il incarne une figure traditionnelle de patriarche qui revendique régulièrement son rôle de protecteur, tout en échouant à l’être. Il défend ainsi son comportement en évoquant le motif (récurrent) de la marginalisation menaçante :
Je voulais seulement te protéger de la rue.
Or, s’il est le seul personnage masculin à reconnaître formellement ses échecs et ses regrets (« je suis désolé »), il semble incapable pour autant de changer de façon de vivre : la seule ouverture qui lui est proposée est littéraire, sous la forme du Faust de Goethe qui lui est offert, sans qu’on puisse être certain qu’il le lira.
Son champ d’action est en fait extrêmement restreint : dès qu’il sort de la zone qu’il contrôle (sa zone de confort, en quelque sorte), il est lui-même la cible d’attaques qui mettent à mal son intégrité physique au point de devenir littéralement, après une blessure à la jambe, un diable boiteux. Régulièrement assis à un comptoir, fatigué d’avance d’être mêlé à une confrontation, satisfait d’être sans avoir à agir, il tend à l’immobilisme.
Masculinité et stagnation
En effet, quelle que soit la posture morale affichée par les personnages masculins, Floriane Soulas semble suggérer que l’univers de la masculinité est enclos, ou du moins a vocation à délimiter des espaces stricts où s’exercerait l’autorité virile.
C’est dans les espaces restreints que les hommes se livrent (sur l’oreiller, dans une chambre du bordel), se mettent en scène (les bars, la foire) ou cherchent à dominer (ascenseur, fiacre, cellule). Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, non seulement les hommes qui se déplacent se mettent en danger, mais ils y répugnent par principe et ne le font que dans un but de préservation ou d’expansion de leur territoire.
Le plus mobile d’entre eux, Jules, personnage masculin plutôt positif du roman, est aussi le plus proche du domaine de l’enfance : les gamins des rues, par opposition aux adultes, restent en mouvement dans des ruelles qui paraissent d’abord un immense terrain de jeu, mais se trouvent de plus en plus menacées par les intrusions et la volonté de contrôle masculines.
Qu’il soit inventeur, brute épaisse, protecteur, violeur… l’homme agit dans le but de posséder ou préserver ses possessions, ce qui le rend, dans la logique du roman, incapable de choisir la liberté.
Volonté de fixation et de domination contaminent ainsi peu à peu les lieux (Paris se voit imposer un couvre-feu) et l’ensemble des personnages. Y compris les femmes, et en particulier les prostituées enfermées dans la maison close appelée Les Jardins Mécaniques, sorte d’Éden perverti où les jeunes filles en fleur sont contraintes de demeurer, menacées par la violence masculine mais aussi par la drogue dont le nom « Rouille » est révélateur.
Il n’est donc pas étonnant de constater que la rouille est produite et répandue par des hommes, et que ces antagonistes vont jusqu’à faire de la rouille un élément indispensable au bon fonctionnement de leur corps, rendus sinon impotents en cas de privation.
La rouille et la trouille du temps qui passe
De quoi la rouille est-elle alors l’allégorie ? Elle est une drogue, bien sûr, terriblement et rapidement addictive, qui conduit au renoncement et à l’annihilation de la volonté :
le visage et les mains suppliantes, il s’arracha de l’étreinte de Léon pour s’avancer à quatre pattes vers les seringues. […] Une fois l’injection effectuée, Feu se détendit d’un coup et se laissa retomber en position assise, les yeux perdus dans le vague.
En se répandant dans le Paris mécanisé du roman, la rouille en vient à faire gripper la ville et son organisation sociale habituelle, la métaphore sociale opposant clairement les marginaux (apaches, prostituées, gamins des rues) aux bourgeois et autres nobles enrichis abrités sous un Dome gigantesque. Mais riches ou pauvres sont de toute façon piégés par les erreurs ou les rancœurs passées : les prostituées travaillent à cause de dettes contractées auprès de leur proxénète, un personnage riche et puissant comme le comte de Vaulnay a beau se prétendre visionnaire, il ressasse d’anciennes blessures d’orgueil.
Or la rouille a également un effet psychédélique qui suscite des réminiscences vivaces et aboutit notamment à une scène d’analepse/flashback.
Si la rouille a pour conséquence l’immobilisme (voire la prostration), il semble que ce soit parce qu’elle renvoie son consommateur à un passé toujours plus heureux que le présent et les luttes qu’il implique : c’est la tentation de la fuite en arrière. Le passé est un enjeu narratif important du roman, dans la mesure où Violante, amnésique, est d’abord obsédée par l’idée d’apprendre d’où elle vient et qui elle est. Mais la seule expérience de Violante avec la rouille relève davantage du cauchemar que de l’extase :
Violante avait mal au cœur, toutes ces scènes lui embrouillaient l’esprit. Mais, trop faible pour lutter, elle se laissa emporter par le flot des images. Un homme à la peau mate lui hurlait des avertissements qu’elle ne comprenait pas.
Au-delà de la rouille, c’est en fait le passé qui s’avère coercitif puisqu’il renvoie aux traumatismes plus qu’à une période de bonheur. Les personnages, convaincus que leur passé les justifie, en font un destin : les proxénètes cherchent à conserver le statu quo, les riches s’efforcent de conserver leurs privilèges anciens.
Lorsque la rouille commence à gagner du terrain, les deux « camps » bon gré mal gré sont prêts à adopter une société dystopique de surveillance mécanique et de couvre-feu qui enfermerait les prostituées (avec leurs clients aisés) dans les bordels. La société « rouille » en même temps que les individus qui la composent.
C’est l’absence de vision de l’avenir qui est alors mise au jour, ou encore de capacité à estimer le présent avec justesse, à faire correspondre l’action avec le moment opportun. Les grecs appelaient cela le kairos. Si le terme n’est pas utilisé dans le roman la notion est quant à elle explicitement convoquée par le biais de l’intertextualité et en particulier au cours d’échanges entre un notable, le préfet Blanc, et la prostituée Violante.
Dans le dialogue suivant, le préfet cite Faust pour rabrouer le comte de Vaulnay, mais c’est pour être aussitôt repris par Violante. Comme de juste, la prostituée se souvient de Goethe :
« Tu es bien jeune, mais tu n’as pas encore l’habitude, et tu conduis mal tes affaires », lâcha Blanc d’une voix exaltée qui surprit son auditoire.
« Je te le dis en confidence ; tu es déjà une catin, sois-le donc convenablement », compléta Violante de mémoire.
On constate que Floriane Soulas s’amuse à attribuer à un comte orgueilleux le rôle de la catin. En jetant un œil sur la pièce, on découvre ensuite que Violante reprend à son compte une réplique de Méphistophélès, jouant donc pour l’occasion le rôle du diable :
— Celui qui sait profiter du moment, c’est là l’homme avisé, cita de nouveau la jeune fille.
Contre toute attente, et dans une logique peut-être de réactualisation du Faust, la malice du diable tentateur est détournée par la prostituée qui en tire une morale ambiguë. Il s’agit en apparence d’un rappel du carpe diem, mais aussi d’une leçon politique adressée aux notables.
C’est en effet parce que Violante a une conscience aiguë des enjeux du présent qu’elle peut résister aux tentations de la rouille et qu’elle ne se soumet pas aux diables de pacotille qui se voudraient inéluctables. Amnésique, se sentant toujours en décalage avec son environnement, elle introduit une part d’imprévisibilité dans la machine bien huilée du monde, grand ou petit.
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Notes :
[1] Le terme « apache » désigne les bandes criminelles de Paris à la Belle Époque.
[2] Goethe a écrit deux pièces de théâtre intitulées Faust. Il s’agit ici de la première, publiée en 1808. La traduction citée dans Rouille semble être celle du poète Gérard de Nerval, dans l’édition Garnier frères de 1877.