Liminaire : Shakespeare, Coleridge… citer de la poésie en BD
Aimant la poésie et la bande dessinée, je n’ai pas si souvent l’occasion de les trouver associées. Il y a bien sûr de temps à autre des adaptations, des poèmes illustrés et autres tentatives comparables, mais je pense au plaisir tout particulier de découvrir, au hasard d’une lecture, un personnage mentionner un poème quel qu’il soit en lien avec une situation donnée, y compris une scène d’action délirante.
Il s’agit peut-être de ma part d’une volonté banale de mélanger les plaisirs, alors même qu’il peut paraître forcé dans certains cas de voir un héros de BD se lancer spontanément dans une tirade de Shakespeare [1], même quand il s’agit de Tornade des X-Men :
D’ailleurs Goscinny ne s’y était pas trompé en tirant parti de l’effet comique produit par les citations anodines de Frank James dans un album de Lucky Luke :
Je veux bien reconnaître d’autre part que, si les super-héros new yorkais de Marvel ou Tintin et Milou à Moulinsart passaient leurs aventures à s’interrompre à grands renforts de citations, cela ne favoriserait pas tellement l’identification aux personnages.
Et bien entendu, pour être impitoyablement terre-à-terre, attendre le métro de la ligne 13 à Paris en pleine foule ne m’a jamais donné envie de m’exclamer « Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! » (mais j’y penserai à l’avenir).
Tout de même : les auteurs de BD ou de comics ont la tendance réjouissante d’être habités par leurs lectures [2] et de les laisser essaimer dans leurs propres œuvres. Il est certain que ces références peuvent apparaître elles-mêmes comme des clichés auprès du lectorat ciblé, dans la mesure où les lecteurs américains ou anglais doivent avoir l’habitude des citations bibliques et shakespeariennes.
Il n’empêche : si enfant j’ai découvert l’existence de Shakespeare, c’est en lisant Lucky Luke, et si adolescent j’ai découvert le fameux « Aucun homme n’est une île » de John Donne, c’est en lisant les X-Men.
Inversement, si j’ai d’abord lu « La Complainte du vieux marin » de Coleridge en recueil nrf de Gallimard, c’est avec un sentiment de révélation amusée que j’ai appris récemment que l’anti-héros Namor, « prince des mers » de Marvel, avait été précisément inspiré par le poème de Coleridge. Ce qui explique naturellement pourquoi, dans les années 1990, des auteurs décidèrent d’adapter le poème [3] :
L’intégrale Archer & Armstrong aux éditions Bliss
C’est bien plus récemment que j’ai découvert la série de comics Archer & Armstrong scénarisée par Fred Van Lente [4]. Avant même d’avoir lu la moindre bulle, une préface de l’auteur me fit hausser un sourcil intrigué : « Je venais de terminer une série sur Hercule, qui chez Marvel est un bagarreur qui a du mal à contrôler ses pulsions. Je voulais différencier Armstrong en faisant de lui un poète en herbe, quelqu’un qui veut éviter de se battre autant que possible. » (je souligne).
Tout lecteur méfiant sait bien que les poètes fictifs sont souvent le prétexte choisi par un auteur pour écrire quelques mauvais vers de son invention. Mais le personnage de Van Lente est surtout un alcoolique immortel qui a le bon goût, en pleine baston, de réciter les vers d’autrui sans trop oublier de nommer ses sources.
Ivre de vin, de poésie et de petites vertus
Dès le numéro 1 de la série et sa première apparition dans un bar où il est videur, le personnage d’Armstrong est défini par quelques traits : alcool, paresse, humour potache et culture poétique, celle-ci se manifestant par une citation latine : « mater saeva cupidinum », que loin d’être snob il traduit aussitôt [5] : « Forbear, cruel mother of soft desires ».
Soit, d’après la traduction française : « Tu me fais fléchir, mère de mes désirs ».
Il s’agit en fait d’une citation d’une ode d’Horace [6], où il est très logiquement question de Bacchus (« l’enfant de la Thébaine Sémélé ») et de Vénus, autant dire les dieux du vin et de l’amour charnel. Voici l’ode en question :
Ode XIX. — À GLYCÉRA.
La mère cruelle des Désirs, et l’enfant de la Thébaine Sémélé et la Licence lascive me commandent de rendre mon cœur à des amours finies. L’éclat de la splendide Glycéra, plus blanche que le marbre de Paros, me brûle ; sa fierté gracieuse et son visage trop voluptueux à regarder me brûlent. Vénus, désertant Cypros, s’est ruée en moi tout entière ; et elle ne souffre pas que je dise les Scythes et le Parthe irrité faisant retourner ses chevaux, car ces choses ne la touchent en rien. Enfants, posez ici un vert gazon, des verveines, de l’encens et une patère pleine d’un vin de deux ans. Vénus sera apaisée par le sacrifice d’une victime.
Horace,Odes, 1e siècle av. J.-C, traduction Leconte de Lisle, 1873
Une autre traduction est disponible ici, avec le texte original en latin.
Des vers interrompus sont toujours révélateurs. Il n’est sans doute pas innocent que Fred Van Lente ait choisi un texte dans lequel le poète constate que Vénus « ne souffre pas que je dise les Scythes et le Parthe irrité », formule qui renvoie à la guerre et donc à la bagarre en arrière-plan de la case.
Armstrong déclame, si je puis dire, pour indiquer qu’il préfère boire en compagnie des filles que d’aller se battre. Une citation latine fait un antihéros, avec une couche de culture classique de surcroît. Mais la patronne du bar ne l’entend pas de cette oreille et a une scène d’action à lancer : « No more poetry ! » ordonne–t-elle au videur, « plus de poésie ! », ce qui implique qu’Arsmtrong est un habitué des citations littéraires, contribuant encore à définir sa personnalité.
Or Fred Van Lente ne s’arrête pas là : non seulement Armstrong va bel et bien montrer qu’il est tout de même un homme d’action, mais il continue à déclamer :
La traduction française du poème propose : « Un seul poing fermé et brandi / Ou l’autre main, ouverte et tendue. / Choisis : / Ce sera l’un ou l’autre. » Il s’agit d’un poème complet de Carl Sandburg, intitulé sobrement « Choose » (le lien renvoie vers la version mise en ligne par la Poetry Foundation). Le lecteur tatillon remarquera que la version du comic américain omet un mot du premier vers : « The single clenched fist » (je souligne) de Sandburg devient ici « The single fist ». J’ignore s’il s’agit d’une erreur de mémoire de la part de Fred Van Lente ou de celle d’Armstrong… en tout cas quelques vers brefs et percutants se glissent harmonieusement dans une page d’action.
J’ignorais également tout de Carl Sandburg (1878-1967) avant cette page d’Archer & Armstrong : poète populaire et reconnu de son vivant, ayant remporté pas moins de trois prix Pulitzer, chanteur de folk, membre du parti socialiste d’Amérique… et, ce qui m’intéresse en particulier ici, un écrivain militant associé au social realism, courant artistique du début du XXème siècle qui cherchait à représenter la condition de vie ouvrière et à exprimer une critique sociale.
Ce n’est donc pas un hasard si Armstrong, immortel de quelques millénaires, porte une casquette d’ouvrier et affirme dans la dernière case avoir rencontré Sandburg : « Carl Sandburg m’a lu ça dans une taverne de North Hermitage à Chicago, la nuit où les Red Sox ont gagné le huitième match de la finale du championnat de baseball contre les New York Giants. »
Je ne connais rien au baseball, sport évidemment populaire aux États-Unis, mais une simple recherche m’apprend que le championnat fut particulièrement disputé entre l’équipe de Boston et celle de New York, l’un des rares championnats à se conclure par un huitième match… et surtout qu’il eut lieu en 1912, date à laquelle Sandburg avait déménagé à Chicago. Et c’est dans cette ville qu’il écrivit son recueil Chicago Poems qui le rendit célèbre et dont est tiré « Choose ».
Or Fred Van Lente est taquin : Chicago Poems ne fut publié qu’en 1916. Avec un humour très pointu, le scénariste nous suggère donc en passant qu’Armstrong fut assez intime avec Sandburg pour partager des verres avec lui et l’entendre lire un poème tiré d’un recueil majeur qui était encore en cours d’écriture [7] ! J’ajoute que le championnat de 1912 ayant eu lieu à Boston, Armstrong ne pourrait pas y avoir assisté : le match est donc bien mentionné pour fournir un repère temporel, aussi bien aux amateurs de poésie que de baseball.
C’est aussi une façon pour Fred Van Lente de montrer qu’Armstrong est un personnage ancré politiquement à gauche : il faut dire que dans la suite du comic, Archer et Armstrong affronteront une organisation maléfique appelée « un pour cent » (soit les gens les plus riches des États-Unis !) [8].
Si Fred Van Lente allie poésie et politique dans ses comics, il a aussi le souci de la légèreté et de l’humour potache. C’est grâce au numéro 3 de la série que j’ai découvert le poète Philip Appleman, âgé de quelques 92 ans au moment où j’écris ces lignes, et son recueil Karma, Dharma, Pudding & Pie (2009).
La traduction française propose : « « Oh Karma, Dharma et tout le barda… Hic ! Fichez-moi la paix, avant l’au-delà… (Blabla blabla blabla blabla) Et avant que le monde ait fini de s’enfoncer… Apprenez donc aux croyants à penser ! » Ha ! Philip Appleman, t’es un bon… » Il s’agit une fois encore d’un poème tronqué, réduit aux premiers et derniers vers. Voici la version complète :
O Karma, Dharma, pudding & pie,gimme a break before I die:
grant me wisdom, will, & wit,
purity, probity, pluck, & grit.
Trustworthy, helpful, friendly, kind,
gimme great abs and a steel-trap mind.
And forgive, Ye Gods, some humble advice –
these little blessings would suffice
to beget an earthly paradise:
make the bad people good
and the good people nice,
and before our world goes over the brink,
teach the believers how to think.
Il s’agit en fait du premier poème d’un groupe de cinq, intitulé Five Easy Prayers for Pagans et disponible ici. Philip Appleman est un spécialiste de Darwin qui se veut volontiers provocateur à l’égard des religieux américains, et je crois en particulier des créationnistes et autres flat earthers, ceux qui sont persuadés que la Terre est plate.
Dans le scénario de Fred Van Lente, Armstrong est né en ancienne Mésopotamie bien avant Jésus Christ et se revendique de toute façon athée. Il n’est pas étonnant qu’il goûte l’ironie d’une fausse prière païenne, mais dans son cas la (gentille) provocation est d’autant plus vive qu’il est ivre, ne cherche pas à réciter l’intégralité d’une « prière » absolument pas sacrée, et se trouve en présence d’une bonne sœur (au premier plan à gauche). Le personnage d’Archer (le blond à droite) est par ailleurs un croyant convaincu à ce moment du récit.
Tourné vers le lecteur bien qu’enfoncé dans l’ivresse, Armstrong affirme poétiquement une position antireligieuse sans équivoque et minoritaire aux États-Unis, alors que la plupart des super-héros Marvel et DC sont présentés comme croyants. Tout cela est très éloigné de la prudence habituelle des gros éditeurs sur le sujet (je pense notamment à Thor, le dieu nordique, devenu un extraterrestre dans les films Marvel).
La mention d’un poète contemporain est aussi, très simplement, une façon pour Fred Van Lente de suggérer que son personnage immortel est malgré tout un homme de son temps, dont la passion pour la poésie est renouvelée indépendamment des époques et des courants littéraires dominants.
Délaissant un peu le comic, j’ai même pu dénicher sur youtube une lecture du poème (à 3:40) par Philip Appleman en personne, en plein promotion de son recueil. Les rires réguliers du public sont assez révélateurs : il me semble qu’il y a une certaine proximité avec le stand-up, au point que la poésie devient presque prétexte à la blague, la rime à la chute.
C’est d’ailleurs sur une blague aussi littéraire que potache que je conclus ma rapide relecture d’Armstrong et Archer (je n’ai pas forcément relevé toutes les références littéraires) :
En français : « Comme je disais… Robert Frost a écrit : « Deux routes divergeaient dans un bois jaune ». Donc… Il y a une route où on ne fait que penser à faire la bête à deux dos avec la copine de ton meilleur ami… ou… sœur… ou je-ne-sais-quoi. Ce que je veux dire… »
Si j’ai lu Robert Frost auparavant et trop rapidement, je n’avais pas gardé le souvenir de son poème « The Road Not Taken » (1916) et je n’avais aucune idée de son importance dans la poésie américaine. Plusieurs études du poème sont disponibles en ligne, mais l’article wikipedia fournit déjà un certain nombre d’informations, ainsi que l’intégralité du poème en américain.
Je me bornerai à songer que le poème de Frost, abordant le sujet des choix irrémédiables, des regrets inévitables et des risques à prendre, invite à réfléchir à la démarche éthique de tout auteur ou artiste qui prétend construire librement une œuvre, ou coucher avec la copine de son meilleur ami. En tout cas, l’un ferait une meilleure BD que l’autre.
Notes :
[1] On me dira que je triche un peu, dans la mesure où c’est généralement le théâtre de Shakespeare qui est cité, plus que ses poèmes en tant que tels.
[2] Je me concentre sur les œuvres littéraires, sans oublier que la bd étant avant tout un médium visuel les dessinateurs puisent de leur côté énormément dans des références visuels.
[3] On remarquera, sur cette page de titre, les excuses adressées par les auteurs de la BD au poète défunt depuis longtemps (« with apologies to Samuel Taylor Coleridge ») : curieuse façon de nommer le poète tout en minimisant son adaptation.
[4] Dans l’édition intégrale de 2016 par les éditions Bliss Comics. Les traducteurs sont BenKG du studio MAKMA et Florent Degletagne, un des fondateurs de Bliss Comics, sauf erreur de ma part.
Pour les curieux, une nouvelle édition paraît en octobre 2018 ; mais il y a aussi une version numérique.
[5] Pour cet article je suis contraint d’avoir recours à la version américaine, datant de 2012. Les dessins du numéro 1 sont de Clayton Henry, ceux du numéro 3 de Pere Pérez. Pour le numéro 25, je n’en sais rien au juste.
[6] Une ode est un poème accompagné de musique. Horace quant à lui est un poète latin du Ier siècle av. J.-C qui d’abord dans ses satires critiquait les vices, dont la gloutonnerie (ce qui correspond mal à Armstrong). Mais les Odes sont une œuvre lyrique qui ici célèbrent le pouvoir de l’amour, plus en accord avec le personnage. Je soupçonne même qu’Armstrong citant d’entrée Horace est une façon de suggérer qu’il est beaucoup plus vieux qu’il n’en a l’air.
[7] Peut-être Sandburg n’avait-il pas encore commencé à travailler sur le recueil à cette période, à vrai dire. Je n’ai pas trouvé l’information exacte.
[8] En référence au mouvement Occupy Wall Street de 2011 dont le slogan était « We are the 99% ».