« Bright Star » est le titre ordinairement donné à un sonnet de John Keats, d’après le premier vers : « Bright star, would I were stedfast as thou art ». « Astre brillant », « Étoile lumineuse », « Brillante étoile »… les traductions sont nombreuses pour ce poème d’amour ! Il faut dire qu’il s’agit d’un des plus célèbres de Keats, popularisé notamment par le film Bright Star de Jane Campion en 2009. J’en propose ici trois traductions personnelles, dont une rimée, suivies d’un commentaire et du texte en langue anglaise.
Le poème traduit en français
[1ère version. À noter : je privilégie ici le sens du texte, plutôt que le rythme, en cherchant le plus possible à restituer un lexique.]
Brillante étoile
Brillante étoile, que ne suis-je constant comme toi —
Non pas fixé dans l’air nocturne, dans une splendide solitude,
À observer, paupières éternellement ouvertes,
Tel de la nature l’Ermite patient et sans sommeil,
Les eaux mouvantes comme des prêtres s’acquittant de leur tâche
De pure ablution, le long des rives humaines qui parcourent la terre,
Ou considérant la fraîcheur tombée doucement du masque
De la neige sur les monts et les landes —
Non — mais toujours constant, toujours immuable,
Soutenu par la poitrine ferme de ma bien-aimée,
À la sentir pour toujours tomber doucement et remonter,
Pour toujours dans l’éveil d’un trouble délicat,
Sans cesse, sans cesse à l’écoute de sa tendre inspiration,
Et vivre ainsi toujours — ou bien choir dans la mort.
[2ème version, en alexandrins. À noter : je cherche ici, contrairement à la version précédente, à restituer un rythme régulier qui évoque les contraintes du sonnet.]
Vive étoile
Vive étoile, avec ta fermeté que j’advienne —
Non dans un éclat seul appendu dans la nuit,
Aux aguets, ouvrant des paupières éternelles
Tel de la nature l’Ermite sans sommeil,
Des eaux mouvantes qui tâchent comme des prêtres
À la pure ablution de toute rive humaine,
À l’affût du masque doux, tombé à l’instant,
De la neige sur les montagnes et les landes —
Non — pourtant ferme encore, indéfectible encore,
Ma tête sur le sein mûr de ma bien-aimée,
Pour sentir à jamais son doux balancement,
À jamais éveillé dans un trouble plaisant,
Encore, encore à l’écoute de son haleine,
Ainsi vivre toujours — ou sombrer dans la mort.
[3ème version, en alexandrins rimés. À noter : je m’efforce de retrouver encore davantage les contraintes du sonnet, en restituant le schéma de rimes. J’y ajoute aussi des particularités françaises, en proposant une alternance des rimes masculines et féminines, et une mise en forme qui distingue quatrains et tercets.]
Vive étoile
Vive étoile, ainsi que toi puissé-je être ferme —
Non pas splendide et seul, dans la nuit appendu
Pour voir, avec des yeux que jamais rien ne ferme,
Tel de la nature son ermite assidu
L’onde remuant comme le prêtre sur la vasque
Le long des rivages humains pour l’ablution,
Ou guetter, à l’instant tombé, le tendre masque
De la neige sur les landes et sur les monts —
Non — malgré tout ferme, gardant même constance,
Mon bel amour m’offrant la douceur de son sein
Pour en sentir toujours la légère alternance,
Éveillé pour toujours dans un trouble divin,
Entendre sans faillir son haleine reprise,
Et vivre ainsi toujours — ou bien, que j’agonise.
Le poème en langue d’origine (anglais) :
Bright Star
Bright star, would I were steadfast as thou art—
Not in lone splendour hung aloft the night
And watching, with eternal lids apart,
Like Nature’s patient, sleepless Eremite,
The moving waters at their priestlike task
Of pure ablution round earth’s human shores,
Or gazing on the new soft-fallen mask
Of snow upon the mountains and the moors—
No—yet still steadfast, still unchangeable,
Pillow’d upon my fair love’s ripening breast,
To feel for ever its soft fall and swell,
Awake for ever in a sweet unrest,
Still, still to hear her tender-taken breath,
And so live ever—or else swoon to death.
Contexte d’écriture et de publication
La date d’écriture du poème n’est pas très claire : certains avancent 1818, d’autres 1819… en l’associant à la relation de Keats avec Fanny Brawne, sa muse et sa fiancée. D’après le site de l’université de Princeton, l’idée du poème est peut-être née dès l’été 1818, lors d’un voyage dans le nord de l’Angleterre et l’ouest de l’Écosse en compagnie d’un de ses plus proches amis, Charles Armitage Brown, également ami de Joseph Severn (voir plus bas).
En Cumbria, Keats est impressionné par le paysage de lacs et de montagnes. Dans une lette à son frère Tom, il évoque cette nature avec des termes qui se retrouvent dans le sonnet : « Les deux vues que nous en avons eu sont de la plus noble des tendresses — elles ne pourront jamais s’effacer — elles nous font oublier les séparations de la vie ; âge, jeunesse, pauvreté, richesses ; et parfont notre perception sensorielle pour obtenir une sorte d’étoile polaire qui ne peut cesser d’ouvrir les paupières et de se montrer constante au-dessus des merveilles de la grande Puissance. » [1]
Keats aurait écrit une ébauche du poème durant l’été 1819. Il semble certain que la version définitive du poème a été ensuite mise à l’écrit par Keats dans une édition des Œuvres poétiques de Shakespeare, face au poème naratif A Lover’s Complaint (« Complainte d’une amante ») de celui-ci. On peut d’ailleurs relever l’influence de Shakespeare sur les premiers vers du sonnet de Keats, notamment de la pièce Jules César (acte 3, scène 1, vers 58-62) : “I am constant as the Northern Star, / Of whose true-fixed and resting quality / There is no fellow in the firmament” [« Mais je suis constant comme l’étoile polaire qui pour la fixité et l’immobilité n’a pas de pareille dans le firmament. » dans la traduction de François-Marie Hugo, 1872).
Keats devait le livre à son ami John Hamilton Reynolds, qui y avait écrit un de ses propres sonnets. C’est à un autre ami, le peintre Joseph Severn, que Keats remet finalement l’ouvrage, en janvier 1821. Severn, qui avait également écrit un sonnet à l’intérieur, affirma que Keats avait écrit la version finale de « Bright Star » à la fin du mois de septembre 1820, alors qu’ils étaient tous deux à bord du navire Maria Crowther en direction de Rome, où Keats meurt le 23 février 1821, à l’âge de vingt-cinq ans. Tous ces éléments contribuent à la légende du poème, que Severn percevait comme l’ultime poème de Keats, écrit spécialement pour lui. Selon Robert Gittings, biographe de Keats, le sonnet était plutôt une déclaration d’amour de Keats pour Fanny Brawne. La mort, l’amitié, l’amour… rien ne manque pour faire de ce texte un aboutissement du romantisme anglais.
Le poème en tout cas n’est publié qu’en 1838, sous le titre « Keats’s last sonnet » dans The Plymouth and Devonport Weekly Journal, puis repris en volume en 1848, toujours sous ce titre, dans un livre intitulé Keats’s Literary Remains. Ce n’est que par la suite que le titre « Bright Star » s’impose.
Éléments d’analyse
« Bright Star » est un poème lyrique qui respecte la forme du sonnet, inspirée du sonnet italien ou pétrarquien : quatorze vers répartis entre un huitain et un sizain, avec une « volta », un tournant entre les deux parties, rendue visible par l’emploi de tirets et un « Non » ainsi isolé au vers 9. Le schéma de rimes correspond au sonnet shakespearien, selon le modèle ABABCDCDEFEFGG : les rimes varient constamment et sont croisées tout le long du poème jusqu’aux deux derniers vers, qui ont des rimes suivies. Keats utilise le pentamètre iambique, vers anglais « traditionnel ». Le sonnet entier est constitué d’une seule phrase, sorte de déclaration d’amour dont le rythme peut être ralenti, par les virgules et les tirets d’incise, mais pas interrompu.
L’étoile est personnifiée dès le premier vers. Le locuteur s’adresse directement à l’étoile. Celle-ci n’est pas nommée mais pourrait logiquement être l’étoile polaire, puisque celle-ci paraît fixe du point de vue d’un observateur terrestre en raison de son quasi alignement avec l’axe de rotation de notre planète bleue. C’est cette « constance » de l’étoile qui va être valorisée dans le poème, plutôt que les clichés attendus autour de l’éclat ou de la splendeur, ici associée à la solitude et comparée à l’érémitisme que le locuteur n’envie pas. Si la contemplation de la nature inspire des sentiments religieux (ainsi « l’ablution », ou purification rituelle), ceux-ci aboutissent à l’image superficielle du « masque » neigeux d’un paysage hivernal, image morbide, donc.
« Non », rejette le locuteur : c’est plutôt à une constance incarnée qu’il aspire, dans la contemplation intime de la bien-aimée. Il s’agit d’ailleurs moins de contemplation que de contact, celui du sein, et d’écoute, celle du cœur battant et de la respiration. Le poème se conclut ainsi sur l’image d’un bonheur amoureux possible, mais aussi à une pointe finale plus tragique : la mort est la seule alternative envisagée, pour un poète malade de la tuberculose.
Une traduction du poème au format image :
Notes :
[1] « The two views we had of it are of the most noble tenderness—they can never fade away—they make one forget the divisions of life; age, youth, poverty and riches; and refine one’s sensual vision into a sort of north star which can never cease to be open lidded and stedfast over the wonders of the great Power. » Cité d’après Florence GAILLET–DE CHEZELLES, “Voyage et initiation poétique : l’aventure de Keats en 1818”, e-Rea [Online], 3.1 | 2005, Online since 15 June 2005, connection on 03 October 2024. URL: http://journals.openedition.org/erea/527; DOI: https://doi.org/10.4000/erea.527
Source mentionnée : Keats, John. The Letters of John Keats (vol. 1). Ed. H. E. Rollins. Cambridge: Harvard University Press, 1958.