mort de Conan le Cimmérien

« Death-Song of Conan the Cimmerian » (« Chant funèbre… ») est un poème narratif de Lin Carter de 1972. Carter, auteur de fantasy et de science-fiction, imagine ce qui semble les dernières paroles de Conan le Cimmérien, le fameux personnage de sword and sorcery créé par Robert E. Howard. De ce point de vue, on peut considérer que le poème conclut les aventures de Conan. J’en propose ici une traduction, non rimée, suivie d’un bref commentaire et du texte original en anglais (États-Unis).

Chant funèbre de Conan le Cimmérien

1.
La route était longue et semée d’embûches,
Le ciel était gris et froid :
La lune était blême comme la mort, un bris de glace
Dans la pâleur ténue de l’aube :
Mais truand et catin, roi et garde —
Guerrier, magicien, larron et barde —
Me firent escorte jusqu’au bout.

2.
Comme il portait l’embrun humide à goût de sel,
Le vent âpre semblait un couteau aiguisé :
Sous la bourrasque les arbres étiques remuaient
Leurs squelettes noirs, leur vie de spectre :
Mais je bus le vin mousseux de la vie —
Vin de pillage, de désir et de Lutte —
Jusqu’à la lie amère.

3.
Guère plus qu’un enfant, je vins du nord sauvage
Jusqu’aux cités de la soie et du péché :
Par la torche et le fer, dans le sang et l’incendie,
Je m’emparai de tout ce qu’un homme peut saisir :
Oui-da, je jouai et gagnai au jeu du Diable —
Splendeur, gloire et renom étincelant —
Et je raillai le rictus osseux de la Mort.

4.
Des ennemis à combattre et à anéantir, il y en eut,
Et des amis à chérir, à qui se fier :
Et des couronnes à conquérir, à jeter avec dédain,
Et des lèvres à happer, en proie au désir :
Et des chansons pour tenir à distance la nuit noire —
Et du vin à répandre jusqu’au point du jour —
Qu’importe si à la fin, il n’y a que poussière ?

5.
J’ai bien gagné ma part de vos gemmes, de votre or,
Qui croulent en tas informes :
Je me suis gavé de ce que la vie offre de meilleur,
Et le Diable a pris le pari :
La tombe est profonde, la nuit très froide —
Le monde est un crâne puant le moisi et le rance —
Et je me ris de vos dieux mesquins !

6.
La route mince sinuait à travers un pays désolé
Où la terre était aride et noire,
Mais parmi notre bande de joyeux plaisantins,
Pas un ne réclamait de voie plus aisée :
Ni ruffian, ni pillard ni frondeur —
À ma droite, la Vie galopait en riant —
Et la Mort était sur mes talons.

7.
La route poussiéreuse s’étirait, toujours rude —
Par Crom, un homme parfois se sent le gosier sec !
Me voici vieux et las, et puis la Mort est forte,
Mais c’est ainsi, la chair est faite pour mourir :
Aha, dieux ! Mais ce fut une troupe joyeuse —
Qui chevaucha à mes côtés, pour chanter et rire —
Sous un ciel vide.

8.
J’ai entendu les beaux discours de prêtres bien gras,
Selon quoi les damnés se tordent en gémissant :
Ce paradis-là, ils peuvent bien l’acheter et le vendre
Pour de l’or, rien que de l’or :
Au feu ! les saintes écritures comme la prêtraille —
J’irai à grands pas dans la gorge écarlate de l’Enfer
— Et jouerai aux dés le trône du Diable !

9.
J’ai affronté la Vie avec audace et sans trembler —
Faudrait-il que je recule lorsque la mort approche ?
La Vie n’est qu’un jeu auquel j’ai joué avec la Mort
Durant bien des années éreintantes :
Ohé ! aux amis vaillants que je me fis —
Esclave, escrimeur et servante gracile ! —
Je ne me repens d’aucune aventure sur ma route —

La route qui s’achève… ici.

death of Conan the barbarian savage sword of Conan
Le poème de Lin Carter illustré par Jess Joldloman, Savage Sword of Conan n°8, détail de planche.

Contexte de parution

Lin Carter publie le poème en 1972 dans le numéro d’automne d’un fanzine, The Howard Collector, no. 17 (v. 3, no. 5 ; voir ici le sommaire), dont c’est l’avant-dernier numéro. Le fanzine en question, consacré à l’œuvre de Robert E. Howard, propose des rééditions de textes d’Howard, mais surtout des inédits et des articles consacrés à son œuvre, ainsi que des œuvres originales écrites par des fans. The Howard Collector est publié entre 1961 et 1973 par Glenn Lord, agent littéraire qui travaille pour les ayants droit de Howard. Lord est notamment un admirateur de la poésie de Howard, ce qui explique pourquoi un long poème comme celui de Carter trouve sa place dans le fanzine.
En 1972, Carter est une figure du fandom américain, c’est-à-dire un lecteur et un auteur investi dans le milieu américain de la science-fiction et de la fantasy, où il est quelque chose comme un érudit. Il s’est fait notamment une réputation de pasticheur, reprenant le style et les univers d’auteurs qu’il admire, comme Lovecraft, Dunsany, (Clark Asthon) Smith et bien sûr Howard. Il collabore entre autres avec Lyon Sprague de Camp à l’écriture de différentes « continuations » des aventures de Conan ou même Kull, autre personnage fétiche de Howard, allant parfois jusqu’à finir des textes laissés inachevés par l’auteur texan. Carter a même lancé une série de romans autour d’un ersatz de Conan qu’il nomme Thongor (le premier roman, The Wizard of Lemuria, est publié en 1965).
C’est donc en connaisseur qu’il écrit son poème. Il semble y avoir accordé une certaine valeur, puisqu’il le reprend dans son recueil de poèmes Dreams from R’lyeh (1975), influencé directement par les Fungi de Yuggoth de Lovecraft. Le recueil est d’ailleurs publié par les lovecraftiennes éditions Arkham House dirigées alors par Jim Turner.
Et le poème trouve assez d’écho auprès des fans de Conan pour être publié et illustré dans le n°8 de Savage Sword of Conan (v.1, octobre 1975), en l’occurrence servi par les crayons de l’artiste philippin Jess Joldloman. Lin Carter a donc contribué à la période triomphale du barbare chez Marvel !

death-song of Conan the Cimmerian Lin Carter
Vanitas, nature morte, peinture de Harmen Steenwijck, vers 1640.

Pistes d’analyse

Le poème se présente sous la forme de neuf strophes de sept vers, complétées par un vers final isolé. Carter applique le schéma de rimes : ABABAAB, qui rappelle la forme fixe de la ballade sans y correspondre. Mais Howard écrivait des ballades, la volonté de filiation est donc perceptible.
Carter propose une espèce de synthèse des thèmes et des personnages associés à Conan, évoquant notamment le rapport ambigu que le Cimmérien entretient avec la richesse ou la souveraineté : les cherchant, les obtenant, mais y renonçant aussi avec un dédain supérieur, privilégiant plutôt les rapports humains et la fête. Le vin et le rire sont ici des moyens, classiques, de tenir à distance toute idée noire (mais cet aspect du poème prend une connotation sinistre si l’on considère que Carter devient alcoolique dans ses dernières années).
De façon plus étonnante pour les lecteurs de Howard, Carter personnifie la Mort et en fait un adversaire de Conan, même abstrait, et introduit également la figure du Diable, totalement étrangère au monde du Cimmérien. On voit là plutôt un thème propre à Carter, qui faisait régulièrement montre dans ses œuvres de son hostilité à l’égard de la religion (monothéiste). Si, selon la formule attribuée à Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés », le Conan de Carter n’est pas un petit joueur.

lire en ligne la mort de Conan le Cimmérien Lin Carter
Le Chevalier à la croisée des chemins, peinture de Viktor Vasnetsov, version de 1882 (détail).

DEATH-SONG OF CONAN THE CIMMERIAN

1.
The road was long and the road was hard
And the sky was cold and grey:
The dead white moon was a frozen shard
In the dim pale dawn of day:
But thief and harlot, king and guard—
Warrior, wizard, knave and bard —
Rode with me all the way.
2.
The wind was sharp as a whetted knife
As it blew from the wet salt seas:
The storm wind stirred to a ghostly life
The gaunt black skeletal trees:
But I drank the foaming wine of life—
Wine of plunder and lust and Strife
Down to the bitter lees.
3.
A boy, from the savage north I came
To cities of silk and sin:
With torch and steel, in blood and flame,
I won what a man may win:
Aye, gambled and won at the Devil’s game—
Splendor and glory and glittering fame—
And mocked at Death’s skull-grin.
4.
And there were foemen to fight and slay
And friends to love and trust:
And crowns to conquer and toss away
And lips to taste with lust:
And songs to keep black night at bay—
And wine to swill to the break of day—
What matter the end be dust?
5.
I’ve won my share of your gems and gold,
They crumble into clods:
I’ve gorged on the best that life can hold,
And Devil take the odds:
The grave is deep and the night is cold—
The world’s a skull-full of stinking mould —
And I laugh at your little gods!
6.
The lean road slunk through a blasted land
Where the earth was parched and black
But we were a merry, jesting band
Who asked no easier track:
Rogue and reaver and firebrand—
And Life rode laughing at my right hand —
And Death rode at my back.
7.
The road was dusty and harsh and long—
Crom, but a man gets dry! —
I’m old and weary and Death is strong
But flesh was born to die:
Hai, Gods! But it was a merry throng—
Rode by my side with jest and song—
Under an empty sky.
8.
I’ve heard fat, cunning priestlings tell
How damned souls writhe and moan:
That paradise they can buy and sell
For gold and gold alone:
To the flames with scripture and priest as well—
I’ll stride down the scarlet throat of Hell—
And dice for the Devil’s throne!
9.
I faced Life boldly and unafraid —
Should I flinch as Death draws near?
Life’s but a game Death and I have played
Many a wearisome year:
Hai! to the gallant friends I made—
Slave and swordsman and lissom maid! —
I begrudge no foot of the road I strayed —

The road which endeth . . . here.