Robert E. Howard écrit le poème « Cimmeria » (« Cimmérie ») dans le cadre d’un voyage dans la région de Rio Grande Valley. C’est du moins ce qu’il prétend dans une lettre à son ami Emil Petaja à qui il envoie le texte du poème, précisant ainsi : « Écrit à Mission, Texas, en février 1932 ; suggéré par le souvenir de la campagne vallonnée au-dessus de Fredericksburg, aperçu dans la brume d’une pluie hivernale. » C’est peu après l’écriture de ce poème que Howard a l’idée de Conan, son célèbre personnage devenu archétype du barbare de fantasy : il publie peu de temps après les nouvelles « The Phoenix on the Sword” and “The Frost-Giant’s Daughter” [La fille du géant du gel, mais sous un autre titre] qui sont les premières histoires à mettre en scène Conan le Cimmérien. On peut donc lire ce texte comme une première vision de ce qu’allaient devenir les aventures de Conan, même si le poème lui-même n’a été publié que durant l’hiver 1965 dans le magazine The Howard Collector #7. J’en propose ci-dessous deux traductions personnelles, ainsi que le texte en anglais (États-Unis), suivis de quelques éléments d’analyse.
Le poème traduit en français
[1ère version. À noter : je cherche ici à restituer principalement le sens, au détriment du rythme, en atténuant certaines répétitions du texte original pour en valoriser d’autres.]
Cimmérie
Je me souviens
De bois enténébrés, masquant les versants des mornes collines ;
La voûte de plomb immuable des nuages gris ;
Les cours d’eau assombris qui coulaient sans bruit,
Et les vents solitaires qui bruissaient le long des ravins.
Notre perpétuel paysage de collines suivant des collines,
Côte après côte, sous l’ombrage de leurs arbres ternes,
qui s’étirait en une contrée sinistre. Quand donc un homme escaladait
Un pic biscornu et contemplait alentour, son œil obscurci
Ne découvrait que le même paysage interminable – colline suivant colline,
Côte après côte, chacune recouverte comme sa parente.
C’était une contrée sinistre qui semblait garder
Tous les vents, nuages et rêves qui fuient le soleil,
Des frondaisons qui frémissaient dans les vents solitaires,
Et les sombres forêts couvraient tout cela,
Qu’un rare et terne soleil ne pouvait éclaircir
Au point que les hommes n’étaient plus que des ombres tapies ; ils l’appelaient
Cimmérie, pays de Ténèbres et de Nuit profonde.
C’était en un temps et un lieu si lointains
Que j’en ai oublié même le nom qui m’était donné.
La hache et la lance à pointe de silex sont tels un songe,
Et les chasses et les guerres sont nébuleuses. Je me rappelle
Seulement le silence de cette morne contrée ;
Les nuages amassés toujours sur les collines,
L’obscur des bois éternels.
Cimmérie, pays des Ténèbres et de la Nuit.
Oh, âme mienne, née des collines brumeuses,
Des nuages, des vents et des fantômes qui fuient le soleil,
Combien me faudra-t-il de morts pour en finir
Avec cet héritage qui me revêt du gris
Accoutrement des spectres ? Je scrute mon cœur et trouve
Cimmérie, pays des Ténèbres et de la Nuit.
[2ème version. À noter : je propose essentiellement des variations de la première, en m’approchant parfois davantage de la longueur des vers américains.]
Cimmérie
Je me rappelle
Les bois obscurs, masquant les pentes de sombres collines ;
L’arche éternelle d’un ciel de plomb ;
Les ruisseaux blafards qui coulaient sans un bruit,
Et les vents solitaires qui murmuraient le long des passes.
Enfilade de panoramas, de collines,
Versant après versant, chacun ombré par des arbres mornes,
Ainsi s’étendait notre terre de désolation. Aussi, lorsqu’un homme grimpait
Un pic déchiqueté d’où il regardait longuement, son regard ombreux
Ne voyait que panorama sans fin – enfilade de collines,
Versant après versant, chacun voilé comme ses frères.
C’était un pays lugubre qui semblait contenir
Tous les vents, nuées et songes qu’effarouche le soleil,
Et dont les rameaux dénudés s’entrechoquaient dans les vents solitaires,
Les sombres terres boisées ruminant dans les hauteurs,
Pas même éclaircies par le rare soleil terne
Qui réduisait les hommes en ombres trapues ; ils l’appelaient
Cimmérie, terre de Ténèbres et de Nuit noire.
C’était il y a si longtemps, et si loin,
J’en ai oublié le nom même que les hommes me donnaient.
Hache et lance à pointe de silex sont pareilles à un rêve,
Chasses et guerres semblent des ombres. Je me rappelle
Seulement le silence de ce sombre pays ;
Les nuées qui s’amassaient sans cesse sur les collines,
Le terne des bois éternels.
Cimmérie, terre des Ténèbres et de la Nuit.
Oh, mon âme, née des collines ombragées,
Sous des nuées, des vents et des fantômes qu’effarouche le soleil,
Combien faudra-t-il de morts pour enfin briser
Cet héritage qui m’enveloppe dans l’habit
Gris des spectres ? Je sonde mon cœur et trouve
Cimmérie, terre des Ténèbres et de la Nuit.
Le poème en langue d’origine (anglais, États-Unis) :
Cimmeria
I remember
The dark woods, masking slopes of sombre hills;
The grey clouds’ leaden everlasting arch;
The dusky streams that flowed without a sound,
And the lone winds that whispered down the passes.
Vista upon vista marching, hills on hills,
Slope beyond slope, each dark with sullen trees,
Our gaunt land lay. So when a man climbed up
A rugged peak and gazed, his shaded eye
Saw but the endless vista–hill on hill,
Slope beyond slope, each hooded like its brothers.
It was a gloomy land that seemed to hold
All winds and clouds and dreams that shun the sun,
With bare boughs rattling in the lonesome winds,
And the dark woodlands brooding over all,
Not even lightened by the rare dim sun
Which made squat shadows out of men; they called it
Cimmeria, land of Darkness and deep Night.
It was so long ago and far away
I have forgotten the very name men called me.
The axe and flint-tipped spear are like a dream,
And hunts and wars are like shadows. I recall
Only the stillness of that sombre land;
The clouds that piled forever on the hills,
The dimness of the everlasting woods.
Cimmeria, land of Darkness and the Night.
Oh, soul of mine, born out of shadowed hills,
To clouds and winds and ghosts that shun the sun,
How many deaths shall serve to break at last
This heritage which wraps me in the grey
Apparel of ghosts? I search my heart and find
Cimmeria, land of Darkness and the Night.
Éléments d’analyse
« Cimmeria » n’a pas été publié du vivant de Howard : c’est Glenn Lord, son agent littéraire, qui le publie dans son magazine périodique The Howard Collector #7, pour l’hiver de 1965. Il s’agit d’un petit tirage de 150 exemplaires, qui mélange fictions, lettres et poèmes, incluant également des photos en noir et blanc de Howard et ses amis. On peut d’ailleurs consulter les archives en ligne du magazine.
Le poème est écrit en vers blancs. Ce type de vers n’est pas censé rimer, mais respecter un mètre précis, selon le choix du poète, mais il s’agit souvent du pentamètre iambique : un vers de dix syllabes accentué. C’est en tout cas le vers utilisé principalement pour la poésie narrative anglaise, et on le retrouve dans les années 1930 dans la poésie de Robert Frost (par exemple les poèmes « Mending Wall », « Out, out! »).
« Cimmérie » est de ce point de vue l’un des rares poèmes de Howard écrit en vers blancs (le seul autre poème, semble-t-il, étant « Secrets »), l’auteur ayant plutôt tendance à écrire des ballades. Cela particularise donc le poème d’un point de vue stylistique, et son thème contribue d’autant plus à le rendre intéressant aux yeux des amateurs de Conan.
Les strophes ou sections du poème sont irrégulières, chacune proposant un nombre de vers différent (5-6-7-8-6), qu’on pourrait à la rigueur interpréter comme une montée (rythmique, mais aussi jusqu’au sommet de la montagne ?) puis d’un début de descente. S’il respecte parfois le pentamètre iambique traditionnel, Howard privilégie les variations rythmiques et sonores, grâce aux enjambements (par exemple entre le premier et le deuxième vers) et à l’allitération (« search » et « Cimmeria » dans la dernière strophe, rendus par « sonde » et « Cimmérie » dans la première traduction).
Pour ce qui est du pentamètre iambique en tant que tel, Howard respecte par exemple l’alternance entre une syllabe non accentuée (atone) une syllabe accentuée, dans les vers 2, 3 et 4, mais s’autorise les variations les plus fréquentes, telle que l’inversion d’un iambe, ou inversion trochaïque, ce qui donne une syllabe accentuée suivie d’une syllabe atone, par exemple au premier vers de la dernière section : « Oh soul of mine, born out of shadowed hills » [« born » est accentué, « out » ne l’est pas]. Autre variation possible du pentamètre iambique, on peut noter également l’ajout d’une onzième syllabe atone dans certains vers, comme « Slope beyond slope, each hooded like its brothers. »
D’un point de vue thématique, si le poème annonce certains aspects qui seront repris par la suite dans les aventures de Conan (le paysage, un personnage associé à une vision du monde sombre, valorisant la lutte), il n’est pas pour autant une variation autour du célèbre barbare. C’est bien plutôt le thème de la réincarnation qui paraît évoquer, avec les vers « Combien faudra-t-il de morts pour enfin briser / Cet héritage », peut-être aussi celui de la réminiscence de Platon. Cela laisse en suspens, bien sûr, l’identité du locuteur dans le poème, ce « je » qui pourrait renvoyer à Howard lui-même, être un personnage mal défini ou n’être qu’un prétexte.
À noter pour finir, le poème a été illustré sur cinq pages par Barry Windsor-Smith dans le Savage Tales #2 publié par Marvel en octobre 1973. Le dessinateur omet la dernière section du poème et en change quelques mots.
Les Cimmériens, entre histoire et littérature
On rappellera par ailleurs que les Cimmériens ne sont pas une invention de Howard : il s’agit d’un peuple antique mal connu, localisé en Tauride (la Crimée). Au Vème siècle av. J.-C. Hérodote mentionne ainsi un « Bosphore appelé cimmérien » dans son Histoire, ajoutant : « Il paraît certain que les Cimmériens, fuyant les Scythes, se retirèrent en Asie, et qu’ils s’établirent dans la presqu’île où l’on voit maintenant une ville grecque appelée Sinope. Il ne paraît pas moins certain que les Scythes s’égarèrent en les poursuivant, et qu’ils entrèrent en Médie. Les Cimmériens, dans leur fuite, côtoyèrent toujours la mer ; les Scythes, au contraire, avaient le Caucase à leur droite, jusqu’à ce que, s’étant détournés de leur chemin et ayant pris par le milieu des terres, ils pénétrèrent en Médie. » [Histoire d’Hérodote, traduction par Pierre-Henri Larcher, édition de 1850].
Mais dans la littérature, c’est dans L’Odyssée d’Homère (VIIIe siècle av. J.-C.) qu’on trouve une première description : « Là, étaient le peuple et la ville des Kimmériens, toujours enveloppés de brouillards et de nuées ; et jamais le brillant Hèlios ne les regardait de ses rayons, ni quand il montait dans l’Ouranos étoilé, ni quand il descendait de l’Ouranos sur la terre ; mais une affreuse nuit était toujours suspendue sur les misérables hommes. » [L’Odyssée, chant XI, traduction de Leconte de Lisle, 1867].
Howard superpose ainsi à un paysage américain réel, la campagne de Fredericksburg, à un paysage mental, littéraire, qui puise dans une matière historique assez vague pour permettre une réinvention.
Source :
Je renvoie en particulier à cet article du site spraguedecampfan, plus précis sur les enjeux formels du pentamètre iambique et du vers blanc.
En complément sur Conan le Cimmérien :
– une nouvelle complète de Robert E. Howard, La Fille du géant du gel ; une brève réflexion sur l’adaptation du texte en bd par Robin Recht ;
– le poème « La route des Rois » où Howard donne la parole à Conan.