La Reprise de Kierkegaard
Puisque l’actualité nous tient en sa bride et que nous sommes définitivement les serfs du moment historique, nous voilà comme bouillonnants : le confinement passé, nous allons pouvoir revivre à nouveau, refaire des choses que nous ne pouvions plus faire et dont le souvenir qui se rappelait à nous nous piquait cruellement. « Ah, je ne peux plus faire telle chose, vivement que je puisse le faire ». Maintenant que nous le pouvons, nous allons donc à nouveau faire ce qui naguère nous faisait plaisir et naturellement nous projetons à l’avance toute la félicité que nous espérons en tirer, mais nous pourrions bien être déçus.
La question qui nous intéresse aujourd’hui a été déjà posée par le philosophe danois Soren Kierkegaard qui envisage une « reprise » de ses relations avec celle qu’il a quittée. Projetant sur cette reprise les souvenirs heureux de sa première liaison, il s’interroge sur ce que pourra être cette nouvelle relation, comme nous le faisons aujourd’hui au moment de reprendre la relation que nous avions avec la vie d’avant, mais aussi, plus largement lorsque nous essayons de « revivre » un moment heureux.
La Reprise semble impossible
Dans La Reprise, Kierkegaard propose un échange épistolaire entre un maître et son élève, principalement autour de la possibilité d’une éventuelle reprise – c’est à dire un « recommencement augmenté ou au moins égal » – et sur les modalités de son déploiement. Pour trancher sur cette question, le Maître décide de se rendre à Berlin, ville où il se souvient avoir passé des jours agréables et où il compte donc en passer de nouveaux. « Je devrais aller à Berlin, où j’ai déjà été une fois ; je vérifierai si une reprise est possible et ce qu’elle peut signifier » (1).
Mais une fois à Berlin, le Maître n’y trouve que des déceptions. Plus rien n’est identique aux souvenirs heureux : le ciel et la Lune n’ont plus la même couleur, la lumière des bougies n’est plus aussi chaleureuse, même le café n’a plus la même saveur (2). Alors le Maître s’obstine : il réagence les meubles de sa chambre d’hôtel, il met en scène son séjour et guette les signes : « ah ! ah ! ah ! Est-ce la reprise ? » (3). Et puis non, ce n’est plus ça, ça ne va pas. Le souvenir plaisant contraste trop avec la situation présente : « aujourd’hui, l’ivraie du ressouvenir étouffait chaque pensée en germe » (4) ; la substance du moment est définitivement passée. Déçu, il rentre donc chez lui – où il s’aperçoit que la vie qu’il pensait retrouver n’est plus la même non plus (5) – convaincu que la reprise est absolument impossible.
La Reprise n’est pas une répétition
Le Maître, convaincu que la reprise est impossible en vient à la conclusion héraclitéenne selon laquelle « tout passe » : le Berlin qu’il connaissait et l’homme qu’il était au moment où il visitait autrefois la ville ne sont plus, de la même manière qu’on ne peut se baigner deux fois dans un même fleuve (6). Pascal ne dit pas autre chose, lorsqu’il explique que ce que nous appelons une personne n’est en fait rien d’autre qu’un ensemble de qualités présentes à un certain moment : « Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi : elle est tout autre. » (7) Aussi, attendu que la personne désirée, le lieu apprécié et bien sûr nous-mêmes sont soumis à l’implacable changement, « revivre » un moment heureux semble impossible.
Or, le Maître s’y est-il pris correctement ? A-t-il seulement cherché la reprise ou s’est-il contenté d’essayer une « répétition » ? Sa déception ne tient-elle pas au fait qu’il recherche le même (c’est-à-dire ce qui était dans son souvenir) là où il y a désormais autre chose ? Dans cette première partie de La Reprise, Kierkegaard attire notre attention sur la tentation que nous avons de vouloir « répéter » les moments heureux. Cet essai, nécessairement vain, nous place en face d’un autre moment que nous essayons de maquiller désespérément pour le faire ressembler à ce dont nous nous souvenons. Le Maître le reconnaît ainsi à demi-mot : « je suis tout à fait convaincu que si je n’étais pas parti en voyage avec l’intention de mettre cette idée [celle de la reprise] à l’épreuve, je me serais royalement amusé tout à fait comme la dernière fois » (8). Mais si la répétition ne peut être une reprise, il n’est pas dit que celle-ci demeure hors de notre portée.
La Reprise est possible, à condition de…
Dans la seconde partie du livre, l’élève (identifié à Kierkegaard lui-même), s’y prend effectivement d’une autre façon. Son projet de renouer avec son ancienne fiancée ne peut et ne doit pas s’établir à la manière d’une répétition. Ainsi, pour que la reprise soit, il faut que le nouveau moment soit effectivement autre tout en restant le même, c’est à dire qu’il faudrait conserver la même fraîcheur immédiate propre au premier moment, tout en ayant conscience du fait qu’il est repris. Dit autrement, la reprise ne doit pas consister en la répétition singée du même, mais elle doit « dépasser dialectiquement » l’opposition entre le même et le nouveau, c’est à dire qu’elle doit tout à la fois, dans une perceptive hégélienne, la supprimer, la conserver et la dépasser (9). Mais comment faire ?
Pour Kierkegaard, ce dépassement dialectique nécessite un « saut qualitatif », sans quoi la reprise n’est qu’une répétition. Or, ce saut qualitatif est accompli par le moyen de l’émotion, et notamment de la foi (10), permettant au sujet de l’action de s’élever à un stade supérieur, tout comme le papillon n’aborde plus la fleur de la même manière que celle qui était la sienne quand il n’était qu’une chenille. Ainsi, il ne revit pas le moment en tant « qu’identique à lui-même » et sort de la boucle de la répétition. Aussi pouvons-nous dire ceci : si nous avons dans le projet de « revivre » un moment heureux, il nous faut comprendre que ce que nous voulons retrouver, c’est la substance qui est à ce moment, que nous pouvons appeler la Joie, pas le moment en lui-même, ce qui serait de toute façon impossible. Ainsi devons nous dire qu’une reprise est un « re-nouveau », c’est à dire une volonté d’assumer le nouveau dans le même.
À cet égard, nous laissons Kierkegaard finir ce papier avec ce petit extrait.
« Mais celui qui choisit la reprise, celui-là vit. Il ne galope pas, comme un gamin, après les papillons, ni ne se dresse sur la pointe de ses pieds pour jeter un coup d’œil sur les merveilles du monde; car il les connait. Il ne reste pas non plus comme une vieille femme, à filer au rouet du ressouvenir. Mais il va paisiblement son chemin, heureux grâce à la reprise. Que dis-je ! Sans reprise que serait la vie ? Qui pourrait souhaiter être un tableau noir, sur lequel le temps écrirait, à chaque instant, un écrit nouveau ou bien un écrit rappelant le passé ? (11) »
Accepter la reprise, c’est donc accepter la vie, c’est-à-dire réconcilier l’immobile et le mouvant, le même et le nouveau. C’est effectivement presque le travail d’un surhomme.
Notes :
(1) Kierkegaard, La Reprise, Flammarion, Paris, 1990, p. 65.(2) Ibid., p. 112.
(3) Ibid., p. 92.
(4) Ibid., p. 112.
(5) Ibid., p. 114.
(6) Héraclite, Fragments, Flammarion, Paris, 2004, fragment 15.
(7) Pascal, Pensées, Gallimard, Paris, 2004, pensée 567.
(8) Kierkegaard, op. cit., p. 118.
(9) Hegel revient assez précisément sur la signification de ce qu’est un « dépassement dialectique » dans la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit.
(10) Kierkegaard, op. cit., p. 163.
(11) Ibid., p. 67.