ex oblivione nouvelle de Lovecraft lire en ligne

« Ex Oblivione » (tournure latine pouvant signifier : « issu de l’oubli ») est un texte de Lovecraft qualifié parfois de poème en prose, mais qui pourrait tout aussi bien rejoindre la catégorie des nouvelles très courtes de l’auteur (on peut le comparer de ce point de vue à Ce qu’apporte la lune). Il est écrit à la fin de 1920 ou au début de 1921, et publié en mars 1921 dans le n°4 (vol. 20) du magazine The United Amateur sous le pseudonyme assez transparent Ward Phillips. Lovecraft y reprend le motif du rêve, récurrent dans son œuvre, ce qui rattache le texte au dit « cycle du rêve ». J’en propose ci-dessous une traduction personnelle, suivie d’un bref commentaire et du texte anglais (États-Unis).

Ex Oblivione

Lorsque advinrent mes derniers jours, et que les hideuses futilités de l’existence commencèrent de me rendre fou, comme les petites gouttes d’eau que les bourreaux laissent sans cesse tomber sur un point précis du corps de leur victime, je me mis à adorer le radieux refuge du sommeil. Je trouvais dans mes rêves un peu de la beauté à laquelle j’avais vainement aspiré ma vie durant, et j’errais à travers de vieux jardins et des bois enchantés.
Une fois, lorsque le vent était doux et parfumé, j’entendis la pipée, et pris de langueur je voguai sans fin sous d’étranges étoiles.
Une autre fois, alors que tombait une pluie légère, j’embarquai sur une barge le long d’un flot ténébreux, glissant dans les profondeurs de la terre jusqu’à atteindre un autre monde de crépuscule mauve, de vergers irisés et de roses éternelles.
Une autre fois encore, je marchai dans une vallée dorée qui conduisait à des ruines et bosquets ombragés, et finissait dans la verdure d’une muraille formidable, recouvert de plantes grimpantes, et que perçait un petit portail de bronze.
J’arpentai bien des fois cette vallée, et je pris l’habitude de faire halte de plus en plus longtemps dans la pénombre spectrale où les arbres géants se tordaient et s’enroulaient en figures grotesques, et le sol gris étirait son humidité de tronc en tronc, révélant parfois les pierres maculées de mousse de temples enfouis. Et toujours mon caprice me ramenait à la muraille ligneuse, et au portail de bronze en son sein.
Au bout d’un moment, comme les périodes d’éveil devenaient de moins en moins tolérables en raison de leur grisaille et de leur monotonie, il m’arrivait souvent de dériver dans une quiétude opiacée à travers la vallée et les bosquets ombragés, et je me demandais par quels possibles moyens m’en emparer pour en faire mon lieu de résidence éternelle, de façon à ne plus avoir à retourner en rampant au monde terne, dépourvu d’intérêt et de couleurs neuves. Et comme je contemplais le petit portail dans l’immense muraille, je pressentis qu’au-delà s’étendait une contrée du rêve d’où, une fois qu’on y avait pénétré, il n’y aurait aucun retour.
Ainsi, chaque nuit durant mon sommeil, je m’acharnais à découvrir le loquet caché du portail sis dans l’antique muraille prise dans le lierre, et ce bien qu’il fût excessivement bien dissimulé. Et je me répétais que le royaume au-delà du mur n’était pas seulement plus pérenne, mais aussi plus aimable et radieux.
Puis, une nuit, dans la cité onirique de Zakarion, je découvris un papyrus jauni empli des pensées de sages-du-rêve qui demeuraient depuis longtemps dans cette cité, et qui étaient bien trop avisés pour avoir pu naître dans le monde de l’éveil. Sur ce manuscrit étaient écrites bien des choses qui concernaient le monde du rêve, et parmi celles-ci des éléments de la doctrine d’une vallée dorée et d’un bosquet sacré, garni de temples, et d’une haute muraille percée par un petit portail de bronze. Lorsque je découvris cette doctrine, je sus qu’elle abordait les tableaux que j’avais hantés, et pour cette raison je lus plus avant le papyrus jauni.
Certains des sages-du-rêve décrivaient en un style admirable les merveilles qui se trouvaient au-delà du portail irrepassable, mais d’autres évoquaient des visions d’horreur, et leur déception. Je ne savais pas lesquelles croire, mais je me languissais de plus en plus de pénétrer pour toujours dans ce pays inconnu ; car incertitude et mystère sont les tentations des tentations, et qu’aucune nouvelle horreur ne peut s’avérer plus terrible que la torture infligée par la banalité. Aussi, lorsque j’eus connaissance de la drogue qui déverrouillerait le portail et me permettrait de traverser, décidai-je d’en prendre lors de mon prochain temps d’éveil.
La nuit dernière, j’ingérai la drogue et flottai en rêve jusqu’à la vallée dorée et les bosquets ombragés ; et cette fois, lorsque je parvins à l’antique muraille, je vis que le petit portail de bronze était entrouvert. Une lueur provenait de l’autre côté, qui illuminait étrangement les gigantesques arbres tordus, ainsi que les faîtes des temples enfouis, et je m’avançai à la dérive, de façon harmonieuse, dans l’expectative des splendeurs du pays d’où je ne reviendrais jamais.
Mais, comme le portail pivotait et s’ouvrait plus largement, et que la magie de la drogue et du rêve me poussaient au travers, je compris que tous les paysages grandioses, toutes les splendeurs touchaient à leur terme ; car il n’y avait dans ce nouveau royaume ni terre ni mer, rien que le vide blanc de l’espace sans habitant ni limite. Ainsi, plus heureux que je n’avais jamais osé l’espérer, je me dissolus à nouveau dans cette infinité originelle d’oubli cristallin, d’où le daimôn Vie m’avait invoqué pour un instant bref et désolant.

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« Le démon de Socrate ». Alcibiade recevant les leçons de Socrate, détail, peinture de François-André Vincent, 1777, musée Fabre.

Notes

Il ne semble pas que la cité de Zakarion soit mentionnée dans d’autres textes de Lovecraft.
Pour la traduction de « daemon » par « daimôn », voir la nouvelle Mémoire de Lovecraft (notes sur la traduction).

Contexte

Rappelons que The United Amateur, où est d’abord publié Ex Oblivione, était le magazine officiel de « the United Amateur Press Association », association dont fait partie Lovecraft et dans laquelle il est alors très investi. Le choix d’un pseudonyme, Ward Phillips, forgé à partir des prénoms Howard et Phillips, fait partie des jeux littéraires récurrents de Lovecraft.
On peut sans doute distinguer deux éléments clés pour les textes de cette période :
– en 1919, Lovecraft assiste à une conférence de Dunsany, qu’il a découvert récemment et qui a alors une forte influence sur son écriture (en particulier sur les textes rattachés à ce qu’on appelle souvent le « Cycle des rêves ») ;
– l’année 1921 est une année sombre pour l’auteur : sa mère, dont il est proche, est internée à l’hôpital Butler (elle meurt le 21 mai 1921).
« Ex Oblivione » se rattache ainsi aux récits les plus sombres de ceux du « Cycle des rêves », tout en poursuivant des thèmes déjà explorés et en reprenant le style dit « purple prose » (caractérisé entre autres par l’accumulation d’adjectifs) influencé par Dunsany.
Ajoutons, pour ce qui est du titre latin, que Lovecraft l’a étudié, et que ses premiers poèmes d’ailleurs traduisaient ou imitaient des textes antiques.

Ex Oblivione Lovecraft
Porte du paradis après restauration, Museo dell’Opera del Duomo (Florence), œuvre en bronze doré de Lorenzo Ghiberti, réalisée entre 1425 et 1452.

Lovecraft et la philosophie de Schopenhauer

Lovecraft (selon notamment le spécialiste S. T. Joshi, voir sur ce sujet son essai H. P. Lovecraft: The Decline of the West, Wildside Press, 2016) était un lecteur de Schopenhauer, qui aurait influencé ses idées sur le cosmicisme, le matérialisme et l’éthique.
C’est en particulier le concept de volonté de vivre ou vouloir-vivre qui trouverait son écho dans les textes de Lovecraft, notamment Ex Oblivione. On peut le définir brièvement comme un désir de vie aveugle, universel, sans conscience, sans connaissance du temps et de l’espace, de cause, de but ou de de limites, d’où le monde découlerait.
Citons en particulier sur ce sujet ce qu’en dit le chercheur en philosophie Jonathan Newell :
« Lovecraft, de même que Schopenhauer, commence par le corps, trouvant dans l’organisme vivant un noyau ou une trace de la volonté de vivre ; comme sa fiction prend de l’ampleur, il aspire de plus en plus à un décor et à un cadre plus larges, passant du corps cannibalisé à la lumière cadavérique d’étoiles mortes depuis longtemps, et à la noirceur stygienne d’outre-espace. […] Les personnages dans la fiction de Lovecraft ont souvent droit à un bref aperçu des choses qui se trouvent au-delà du voile qui limite normalement la perception humaine, mais les conséquences mènent à la folie et au désastre plutôt qu’à l’illumination, et nous voilà avec une représentation d’un cosmos horriblement indifférent à la prospérité humaine, avec une réalité répugnante. » [Newell, Jonathan. A Century of Weird Fiction, 1832-1937: Disgust, Metaphysics and the Aesthetics of Cosmic Horror (Horror Studies) (pp. 207-208). University of Wales Press.]
On pourra relever qu’Ex Oblivione montre un cas rare de narrateur trouvant le bonheur dans l’illumination, puisqu’il se réjouit et s’apaise de se fondre dans le cosmos vide (on pourrait tout aussi bien voir dans la nouvelle un suicide déguisé, une véritable euthanasie). D’un autre point de vue, si le vouloir-vivre est le germe de la réalité, Ex Oblivione propose l’image d’une réalité vidée en adéquation avec la volonté du narrateur (ce qui explique les variations dans les témoignages des sages-du-rêve, chaque rêveur engendrant, au-delà du portail de bronze, la réalité qui correspond à son vouloir-vivre).
Toutefois, la référence finale à un « daemon » ou daimôn renvoie à Socrate, intermédiaire entre ce qui est mortel et immortel (Le Banquet de Platon), et on peut alors songer à la distinction platonicienne entre monde sensible et monde intelligible, avec donc une variation lovecraftienne, celle ici du rêve et de la drogue qui, au lieu de la raison, permettent d’accéder à la réalité par-delà l’illusion.

Ex Oblivione Lovecraft
Mélancolie, peinture d’Edvard Munch, 1894.

Ex Oblivione

When the last days were upon me, and the ugly trifles of existence began to drive me to madness like the small drops of water that torturers let fall ceaselessly upon one spot of their victim’s body, I loved the irradiate refuge of sleep. In my dreams I found a little of the beauty I had vainly sought in life, and wandered through old gardens and enchanted woods.
Once when the wind was soft and scented I heard the mouth calling, and sailed endlessly and languorously under strange stars.
Once when the gentle rain fell I glided in a barge down a sunless stream under the earth till I reached another world of purple twilight, iridescent arbours and undying roses.
And once I walked through a golden valley that led to shadowy groves and ruins, and ended in a mighty wall green with antique vines, and pierced by a little gate of bronze.
Many times I walked through that valley, and longer and longer would I pause in the spectral half-light where the giant trees squirmed and twisted grotesquely, and the grey ground stretched damply from trunk to trunk, sometimes disclosing the mould-stained stones of buried temples. And always the goal of my fancies was the mighty vine-grown wall with the little gate of bronze therein.
After a while, as the days of waking became less and less bearable from their greyness and sameness, I would often drift in opiate peace through the valley and the shadowy groves, and wonder how I might seize them for my eternal dwelling-place, so that I need no more crawl back to a dull world stript of interest and new colours. And as I looked upon the little gate in the mighty wall, I felt that beyond it lay a dream-country from which, once it was entered, there would be no return.
So each night in sleep I strove to find the hidden latch of the gate in the ivied antique wall, though it was exceedingly well-hidden. And I would tell myself that the realm beyond the wall was not more lasting merely, but more lovely and radiant as well.
Then one night in the dream city of Zakarion I found a yellowed papyrus filled with the thoughts of dream-sages who dwelt of old in that city, and who were too wise ever to be born in the waking world. Therein were written many things concerning the world of dream, and among them was lore of a golden valley and a sacred grove with temples, and a high wall pierced by a little bronze gate. When I saw this lore, I knew that it touched on the scenes I had haunted, and I therefore read long in the yellowed papyrus.
Some of the dream-sages wrote gorgeously of the wonders beyond the irrepassable gate, but others told of horror and disappointment. I knew not which to believe, yet longed more and more to cross forever into the unknown land; for doubt and secrecy are the lure of lures, and no new horror can be more terrible than the daily torture of the commonplace. So when I learned of the drug which would unlock the gate and drive me through, I resolved to take it when next I awaked.
Last night I swallowed the drug and floated dreamily into the golden valley and the shadowy groves; and when I came this time to the antique wall, I saw that the small gate of bronze was ajar. From beyond came a glow that weirdly lit the giant twisted trees and tops of the buried temples, and I drifted on songfully, expectant of the glories of the land from whence I should never return.
But as the gate swung wider and the sorcery of drug and dream pushed me through, I knew that all sights and glories were at an end; for in that new realm was neither land nor sea, but only the white void of unpeopled and illimitable space. So, happier than I had ever dared hope to be, I dissolved again into that native infinity of crystal oblivion from which the daemon Life had called me for one brief and desolate hour.