lire en ligne un texte de Lord Dunsany

« The prayer of the flowers » (soit, « La prière des fleurs ») est un texte bref de Lord Dunsany, entre poème en prose et nouvelle courte, extrait du recueil Fifty-One Tales (« Cinquante-et-un contes« ) publié en avril 1915, et republié en 1974 sous le titre The Food of Death: Fifty-One Tales. Le recueil a notamment fait partie des lectures de Lovecraft, qui a plus d’une fois témoigné de son admiration pour les écrits du Lord. D’une façon générale, Dunsany est considéré comme l’un des « pères » de la fantasy, entre des auteurs tels que William Morris et Tolkien. Dans « La prière des fleurs », Dunsany poursuit le motif du mythe de Pan, divinité grecque de la nature, auquel il a consacré d’autres textes courts et même un roman. L’auteur reste fidèle à sa logique de valorisation du sense of wonder, ou de l’émerveillement, opposé à la civilisation industrielle.
Je propose ici une traduction personnelle, suivie de quelques notes, d’un bref commentaire et du texte en anglais (Irlande) d’origine.

La prière des fleurs

C’était la voix des fleurs portées par le vent d’ouest, l’aimable, l’ancien, le paresseux vent d’ouest, qui soufflait sans cesse, soufflait avec indolence, avançant en direction de la Grèce.
« Les bois s’en sont allés, ils sont tombés et nous ont abandonnées ; les hommes désormais ne nous aiment plus, nous restons esseulées dans le clair de lune. De grandes machines s’ébrouent à toute allure sur les champs magnifiques, marquant la terre de haut en bas, d’une empreinte horrible et profonde.
« L’ulcération des villes se propage sur le pâturage, elles bruissent sans cesse dans leurs antres, elles jettent sur nous un tel éclat que la nuit en blêmit.
« Les bois ne sont plus, Ô Pan, les bois, les bois. Et voici que tu t’éloignes, Ô Pan, tu t’éloignes de plus en plus. »
Je me tenais de nuit entre deux chaussées de chemin de fer, tout au bout d’une ville du Midland. Sur l’une d’elle je voyais passer les trains, un toutes les deux minutes, tandis que sur l’autre deux trains passaient par tranche de cinq.
Les usines étincelantes se dressaient non loin, et le ciel au-dessus d’elles arborait la figure d’effroi qu’il ne montre que dans des rêves fiévreux.
Les fleurs se trouvaient droit dans le passage de cette ville toujours en marche, et c’est de là que je les entendais adresser leur supplique au ciel. Puis j’entendis, pulsation musicale lancée au vent, la voix de Pan qui les grondait depuis l’Arcadie —
« Patientez donc un peu, ces choses-ci ne sont pas faites pour durer. »

Pan dieu grec de la nature mythe
La voix de Pan, étude pour une peinture d’Émile Aubry, 1936. Source : musée des Beaux-Arts de Pau.

Notes

Pan : divinité grecque de la nature, représenté sous la forme d’un satyre, c’est-à-dire mi-homme mi-bouc. C’est également un dieu associé à la lune, ce qui peut expliquer pourquoi ici il dialogue avec les fleurs pendant la nuit. Son nom « Πάν » signifie « tout », ce qui confère évidemment une portée symbolique : il représente l’esprit de la nature entière face au monde industriel humain. Pan fait également partie de ces dieux grecs, tels Apollon, qui poursuivent de temps à autre une nymphe (voir sur ce sujet le poème « Léda et le cygne » de Yeats, ou encore la nouvelle La fille du géant du gel de Robert Howard), celle-ci n’ayant d’autre recours que de se transformer en fleur ou plante pour échapper à l’indésirable. Il est aussi un dieu musicien (la flûte de Pan), d’où logiquement la voix musicale qui répond enfin à la prière des fleurs.
Midland : le Midland peut évoquer un comté américain situé au Texas, par exemple, mais il existe une région Midland située au centre de l’Irlande, destination touristique réputée pour ses paysages naturels, mais je ne suis pas certain que cette désignation était déjà utilisée en 1915.
Arcadie : région de la Grèce au relief montagneux, célébré par la poésie bucolique antique où les bergers vivent heureux. Pan y est associé, on lit ainsi dans une des Hymnes homériques (dans la traduction de Leconte de Lisle, 1868) : « Et il vint dans l’Arkadia arrosée de sources, mère des brebis, là où est son bois sacré Kyllénien ; et, là, bien que Dieu, il paissait, comme un homme mortel, ses brebis aux laines frisées, car un tendre désir fleurissait en lui de s’unir d’amour avec la Nymphe aux beaux cheveux Dryops. »

Commentaire

Je renvoie en premier lieu au petit commentaire de « La mort de Pan » de Dunsany, dans lequel j’évoquais la récurrence du thème de Pan dans les œuvres de l’auteur irlandais. Pan apparaît ainsi dans trois des brefs récits de Fifty-One Tales, dans cet ordre : The Death of Pan, The Prayer of the flowers et The Tomb of Pan. Le dieu grec est mentionné également dans la pièce Alexander (1925) et le roman The Blessing of Pan (1927).
Pan apparaît invariablement dans l’œuvre de Dunsany comme une figure de résistance au monde industriel. La défaite du monde naturel, suggérée par le thème de la mort, est présentée comme en fait illusoire et éphémère, comme dans « La prière des fleurs ». L’intervention réconfortante et moqueuse de Pan annonce d’ailleurs l’intrigue du roman The Blessing of Pan, dans lequel un village en proie à une lutte entre paganisme proche de la nature et christianisme industriel. Pan exerce directement son influence pour illustrer ce qu’il promettait aux fleurs, soit l’idée qu’à tout moment la civilisation industrielle peut s’effondrer au profit d’un retour à la nature. Il ne s’agit pas d’un retour à la sauvagerie, mais bien d’une harmonisation entre les humains et leur environnement.
« La prière des fleurs » condense en quelques lignes la dichotomie apparente du monde moderne, où cependant l’industrie semble d’abord l’emporter : le paysage et l’espace réservé à la nature disparaît peu à peu sous les machines et l’expansion urbaine, les usines et l’éclat de leur lumière nient la nuit, transforment le ciel en un paysage fantastique, monstrueux. L’activité humaine ne finit pas : malgré l’heure tardive, les trains roulent toujours, en nombre, avec régularité : le repos est donc lui aussi remis en cause, au point que la scène qui se déroule paraît relever d’un rêve éveillé, thème récurrent chez Dunsany qui évoque ici les symptômes des « rêves fiévreux ». Tout ceci rappelle les critères traditionnels du fantastique, le surnaturel pouvant facilement se justifier par la fatigue du narrateur, dont le témoignage n’est pas nécessairement fiable.

texte de Dunsany en ligne
Le Printemps, peinture de Giuseppe Arcimboldo, 1573.

THE PRAYER OF THE FLOWERS

It was the voice of the flowers on the West wind, the lovable, the old, the lazy West wind, blowing ceaselessly, blowing sleepily, going Greecewards.
« The woods have gone away, they have fallen and left us; men love us no longer, we are lonely by moonlight. Great engines rush over the beautiful fields, their ways lie hard and terrible up and down the land.
« The cancrous cities spread over the grass, they clatter in their lairs continually, they glitter about us blemishing the night.
« The woods are gone, O Pan, the woods, the woods. And thou art far, O Pan, and far away. »
I was standing by night between two railway embankments on the edge of a Midland city. On one of them I saw the trains go by, once in every two minutes, and on the other, the trains went by twice in every five.
Quite close were the glaring factories, and the sky above them wore the fearful look that it wears in dreams of fever.
The flowers were right in the stride of that advancing city, and thence I heard them sending up their cry. And then I heard, beating musically up wind, the voice of Pan reproving them from Arcady—
« Be patient a little, these things are not for long. »