La Princesse de Clèves, contexte et résumé
Le roman de Madame de Lafayette, considéré comme son chef d’œuvre, a reçu bien des qualificatifs : récit historique, précieux, d’analyse… Il est la cause de plusieurs siècles de débats et de commentaires, y compris politiques et il apparaît comme un texte novateur dans sa façon d’écrire la passion, ses crises, ses effets. Roman classique à plus d’un titre, il est régulièrement réinventé et adapté sous d’autres formats, et trouve facilement des échos dans la littérature contemporaine. Ainsi Antoine Adam déclare-t-il à son sujet, après l’avoir comparé à l’œuvre de Proust :
Ce serait à des œuvres plus modernes encore qu’il faudrait penser pour apprécier à leur juste valeur ce besoin passionné de lucidité, ce sentiment puissant des servitudes qui pèsent sur nos vies, ce refus de l’espoir.
Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, tome 3, Albin Michel, 1997
Mais, avant toute chose : qui était Madame de Lafayette ?
Des cours de latin aux salons précieux
Par tradition et convention, et sans doute par simplicité, on ne donne pas le nom entier de Madame de Lafayette (ou La Fayette) lorsqu’on évoque la romancière… c’est aussi une façon de rappeler son origine noble :
Fille de noble et encouragée par son père, elle a droit à des cours particuliers. Dès l’enfance elle est initiée au latin pour lequel elle montre un certain talent d’après ce qu’en dira plus tard son ami Segrais :
Il n’y avait pas trois mois que cette intéressante élève profitait des leçons de Ménage et du père Rapin, qu’elle intervint un jour dans une discussion qui s’était élevée entr’eux sur le sens d’un passage qui présentait une grande difficulté, et leur démontra d’une manière aussi claire que précise, qu’ils avaient tort tous deux ; n’ayant saisi, ni l’un ni l’autre, l’esprit de la phrase latin.
Anecdote : ce don pour le latin valut à la jeune Marie-Madeleine des vers élogieux de la part de son professeur Gilles Ménage. Pour latiniser le nom de La Vergne, il la désigna alors sous le nom de Laverna… sans se rendre compte que Laverna était la déesse romaine des voleurs ! Cette bévue lui valut quelques moqueries.
Mais il n’est pas simple d’être une dame éduquée au XVIIème siècle. Les conventions sociales sont contraignantes. Toujours d’après Segrais :
[Elle] savait le latin ; mais elle n’en laissait rien paraître. C’était, disait-elle, afin de ne pas attirer sur elle la jalousie des autres dames. [1]
Après la mort de son père alors qu’elle a seize ans, elle devient dame d’honneur de la reine de France Anne d’Autriche, ce qui lui permet d’accéder aux salons. Elle fréquente en particulier celui de la marquise Catherine de Rambouillet et celui de Madeleine de Scudéry, où la mode est à la préciosité (dont certains excès ont été moqués par Molière). Elle se marie en 1655 avec le comte de La Fayette, plus âgé, qui possède un domaine en Auvergne et l’éloigne temporairement de Paris, d’où elle entretient une correspondance importante. Le couple aura deux enfants, mais les époux ne sont pas très proches.
Anecdote : associée aux précieux, Marie-Madeleine se fait remarquer sous le nom de Féliciane. Antoine Baudeau de Somaize en fait le portrait en 1661 :
Féliciane est une précieuse aimable, jeune et spirituelle, d’un esprit enjoué, d’un abord agréable ; elle est civile, obligeante, et un peu railleuse, mais elle raille de si bonne grâce, qu’elle se fait aimer de ceux qu’elle traite le plus mal, ou du moins qu’elle ne s’en fait pas haïr. Elle écrit bien en prose, comme il est aisé de voir par le portrait qu’elle a fait de Sophronie [Mme de Sévigné !], dont elle est intime amie [2]
Elle revient définitivement en 1659 à Paris, où elle éduque seule ses fils, elle tient son propre salon rue de Vaugirard où elle s’entoure d’un milieu aristocratique et lettré, devenant même l’amie de la princesse Henriette d’Angleterre. Elle se mêle aussi de diplomatie entre le royaume de France et le duché de Savoie, servant des intérêts ambigus.
Amitiés célèbres : Mme de Sévigné, La Rochefoucauld
Madame de Sévigné était une parente par alliance. Les deux femmes se lient d’une amitié durable qui donnent lieu à une correspondance, une lettre de Mme de Sévigné donnant un portrait de la romancière :
C’est une femme aimable, estimable, et que vous aimez dès que vous avez le temps d’être avec elle et de faire usage de son esprit et de sa raison ; plus on la connaît plus on s’y attache.
Vers 1659, c’est Madame de Lafayette qui fait un éloge de son amie (alors âgé de trente-trois ans) :
Tout ce que vous dites a un tel charme et vous sied si bien, que vos paroles attirent les ris et les grâces autour de vous ; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu’il semble que l’esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux ; et que, quand on vous écoute, on ne voit plus qui ! manque quelque chose à la régularité de vos traits, et l’on vous cède la beauté du monde la plus achevée.
Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846
Dans les années 1660, elle se lie également d’amitié avec le duc de La Rochefoucauld, auteur de maximes. Dès cette époque, des rumeurs courent sur une relation amoureuse, mais Madame de Lafayette s’en défend :
Enfin, je veux qu'[on] n’en pense rien, sinon qu’il est de mes amis.
Lettre de Mme de Lafayette à Mme de Sablé, datée de 1666
Il est très probable que la relation fut platonique, et La Rochefoucauld fut en tout cas un lecteur et un collaborateur de Mme de Lafayette.
Dernières années
Malade, Mme de Lafayette s’isole de plus en plus avec l’âge et surtout après la mort de La Rochefoucauld, trouvant du réconfort dans la religion. Elle meurt le 26 juin 1693.
Quelques œuvres : La Princesse de Montpensier et Zaïde
La Princesse de Montpensier est une nouvelle de Mme de Lafayette publiée anonymement en 1662. Le texte est écrit en collaboration avec Gilles Ménage, qui l’a peut-être simplement relu et corrigé en vue de l’édition. La nouvelle raconte déjà une histoire d’amour malheureuse sur fond de guerre historique.
Le récit a eu une influence importante sur la conception de la nouvelle à l’époque, et connaît un grand succès (sept rééditions, toujours anonymes, paraissent au XVIIe siècle !). Les personnages principaux sont même repris dans des nouvelles historiques écrites par d’autres auteurs, dans une logique d’imitation.
Si Mme de Lafayette est assez vite soupçonnée d’avoir écrit la nouvelle, elle s’en défend et va jusqu’à écrire à Ménage :
Je vous conjure si vous en entendez parler de faire bien comme si vous ne l’aviez jamais vue et de nier qu’elle vienne de moi si par hasard on le disait.
Lettre à Ménage, juin ou juillet 1662 [3]
Ce refus peut être attribué à une forme d’humilité ou même de goût pour le jeu et la dissimulation, permettant ainsi à Mme de Lafayette de recevoir des compliments sur ses récits sans avoir à en assumer les conséquences sociales et à s’expliquer, ou encore, parfois, à faire sa propre critique élogieuse…
À noter : La Princesse de Montpensier a été adapté en film en 2010 par le défunt réalisateur Bertrand Tavernier, avec l’actrice Mélanie Thierry dans le rôle-titre.
Elle connaît également le succès avec son roman Zaïde, histoire espagnole, publié entre 1669 et 1671, . Plusieurs auteurs y collaborent : La Rochefoucauld notamment, mais aussi Pierre-Daniel Huet, évêque d’Avranches, ainsi que Segrais, sous le nom duquel il paraît. C’est grâce aux témoignages de ces contributeurs que le texte peut être attribué à Mme de Lafayette :
Zaïde s’inscrit dans la mode des récits dits espagnols ou mauresques, faisant la part belle à l’aventure, à l’héroïsme et à la galanterie, entre amour et jalousie.
La Princesse de Clèves
Le roman La Princesse de Clèves paraît en 1678, même s’il a été écrit sans doute depuis plusieurs années. Mme de Sévigné l’évoque positivement avant même la publication : « La princesse de Clèves […] ne sera pas de sitôt oubliée. » [4]
De son côté Le Mercure galant, gazette de la cour, contribue au succès en demandant aux lecteurs de donner leur opinion sur l’intrigue et la vraisemblance des comportements amoureux…
Le succès du roman est considérable et lui obtient régulièrement des compliments au fil des siècles, dont ceux de Voltaire au XVIIème :
« La Princesse de Clèves et sa Zayde furent les premiers romans où l’on vit les mœurs des honnêtes gens et des aventures naturelles décrites avec grâce. Avant elle, on écrivait d’un style ampoulé des choses peu vraisemblables. »
Stendhal le vante également au XIXème siècle : « un des meilleurs [romans] qui existent ». (Œuvres intimes, t. II, p. 347.)
Anecdote : en 2006, Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur et encore candidat à l’élection présidentielle, déclare :
« L’autre jour, je m’amusais – on s’amuse comme on peut – à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle! »
Paradoxalement, le propos aura un effet publicitaire… et a pour conséquence d’augmenter les ventes du roman.
Le roman mélange réalité et fiction. Son cadre est historique, évoquant la politique et les guerres du XVIème siècle et la cour des Valois, mais donne aussi une peinture des mœurs de la cour du XVIIème siècle bien connue de Mme de Lafayette. Les courtisans se comportent donc comme ceux de Louis XIV… Mais l’intrigue amoureuse, tragique, est fictive : la passion malheureuse entre Mme de Clèves et le duc de Nemours est avant tout une lutte contre la passion et ses interdits. Les personnages analysent régulièrement leurs sentiments et en tirent régulièrement des conclusions pessimistes.
La Princesse de Clèves a été adapté régulièrement au cinéma, notamment par Jean Delannoy en 1961, ou encore en 2008 par Christophe Honoré sous le titre La Belle Personne avec Léa Seydoux et Louis Garrel.
Pour les amateurs de jeux de mots et de modernisation des classiques : Jean Rochefort résume ici La Princesse de Clèves pour « Les BOLOSS des belles lettres ».
Résumé de La Princesse de Clèves
Le résumé ci-dessous provient de Mme de La Fayette (6e éd.) par le comte d’Haussonville,… 1910 :
Mlle de Chartres était une des plus grandes héritières de France. « La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat qu’on n’a jamais vu qu’a elle. » Sévèrement élevée par sa mère, qui lui avait fait voir de bonne heure quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance, elle épouse le prince de Clèves qui, l’ayant rencontrée chez un joaillier, a conçu pour elle une passion extraordinaire, mais elle n’éprouve aucune inclination particulière pour sa personne.
Conduite par son mari à un bal chez la Reine, elle y rencontre le duc de Nemours, dont elle avait ouï parler à tout le monde, comme étant ce qu’il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour. Le hasard les rapproche, et les force à danser ensemble au milieu d’un murmure de louanges. Le duc de Nemours en devient aussitôt éperdument épris, et, dès cette première rencontre, Mme de Clèves se sent troublée.
Son trouble ne fait que s’accroître a mesure que les occasions de la vie du monde les rapprochent l’un de l’autre, et que le duc de Nemours lui laisse voir la passion qu’il a jour elle, sans oser cependant se déclarer ouvertement. Sa mère meurt au moment où elle aurait le plus besoin d’un appui, et sentant que bientôt peut-être elle ne sera plus la maîtresse de résister à ses sentiments, elle se retire à la campagne, où elle prend brusquement le parti de tout raconter à son mari.
Celui-ci est touché de ce procédé, et bien qu’il soit pénétré de tristesse, la confiance qu’il a en sa femme ne fait d’abord que redoubler. Mais à la longue il ne peut s’empêcher d’être envahi par la jalousie. Il la fait surveiller, et de faux rapports lui font croire qu’elle reçoit secrètement le duc de Nemours dans un pavillon de son parc de Coulommiers. Cette trahison le pénètre d’une douleur mortelle ; il contracte une maladie de langueur, et se sentant sur le point de mourir, il reproche à sa femme son Infidélité. Celle-ci parvient à se justifier aux yeux de son mari, qui meurt consolé en lui demandant de demeurer, au moins, fidèle à sa mémoire.
Mme de Clèves est dévorée de remords, car elle se considère comme responsable de la mort de son mari. Aussi repousse-t-elle le duc de Nemours quand il vient lui demander sa main; et, après une vie toute d’austérités et de dévotion, elle finit par mourir jeune encore, minée par le chagrin et le repentir.
La Princesse de Clèves, parution anonyme
Comme pour ses œuvres précédentes, Mme de Lafayette refuse d’admettre son statut d’auteur, préservant ainsi son prestige de noble… mais elle en formulera une critique positive, disant de son propre roman qu’il était « une parfaite imitation de la cour et de la manière dont on y vit » [5].
C’est de nouveau Segrais qui est désigné par certains à l’époque comme auteur du roman, auquel il a peut-être contribué avec La Rochefoucauld. Mais la rumeur laisse entendre que d’autres, comme Ménage, savent qui est derrière le roman… Celui-ci pose même directement la question à Mme de Lafayette dans une lettre :
au sujet de votre Princesse de Montpensier, j’ai dit que c’était cette princesse de Montpensier dont vous aviez écrit l’histoire avec toute sorte d’élégance et d’agrément, et que cette histoire serait incomparable, si vous n’aviez point écrit celle de la duchesse [sic] de Clèves, qui lui est comparable. Je vous demande premièrement, madame, si vous voulez bien qu’on dise que vous avez fait des livres. Et je vous demande en second lieu, si vous avez fait cette Histoire de la duchesse de Clèves, comme je l’ai dit, et comme j’en suis persuadé. [6]
La romancière accepte qu’il évoque La Princesse de Montpensier et La Princesse de Clèves dans un ouvrage, mais refuse d’être nommée… tout en faisant un aveu :
Vous pouvez parler dans votre Histoire de Sablé des deux petites histoires dont vous me parlâtes hier mais je vous demande en grâce de ne nommer personne ni pour l’une ni pour l’autre ; je ne crois pas que les deux personnes que vous me nommez y aient nulle part qu’un peu de correction. [7]
Le secret ne devait de toute façon pas être terriblement bien gardé : dès décembre 1677, Mme de Scudéry écrit à ce sujet : « M. de La Rochefoucauld et Mme de la Fayette ont fait un roman des galanteries de la cour d’Henri second qu’on .dit être admirablement bien écrit » et elle va jusqu’à faire remarquer qu’« Ils ne sont pas en âge de faire autre chose ensemble » [8]…
Notes :
Deux sources importantes pour les notes bibliographiques :
– https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques-2015-3-page-77.htm#re22no22
– https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2012-2-page-335.htm
[1] Segraisiana, ou melange d’histoire et de litterature ; recueilli des entretiens de M. de Segrais, de l’Academie françoise. II. Les Églogues, l’Amour détruit par le temps, tragedie pastorale. III. La Relation de l’isle imaginaire, ou l’histoire de la princesse de Paphlagonie (1721).
[2] Antoine Baudeau de Somaize, Le Grand Dictionnaire des Pretieuses, Historique, Poétique, Geographique, Cosmographique, Cronologique, et Armoirique […], Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 177-178 (1re éd., Paris, Jean Ribou, 1661). La Clef du Grand Dictionnaire des Pretieuses, présente Sophronie comme étant Madame de Sévigné.
[3] Mme de Lafayette, Lettre 62-6 à Ménage, [juin ou juillet 1662], p. 930.
[4] Madame de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, vol. V, L. Hachette, 1862, p. 424.
[5] Mme de la Fayette, Lettre du 13 avril 1678 à Lescheraine, secrétaire de madame Royale de Nemours-Savoie.
[6] G. Ménage, Lettre 91-16b, [novembre 1691 ?], p. 1079-1080.
[7] Mme de Lafayette, Lettre 91-17 à Ménage, novembre 1691, p. 1080.
[8] Lettre de Mlle de Scudéry à Bussy du 8 décembre 1677, tome III, p. 430, de l’édition de M. Lalanne.