lire en ligne nouvelle de Dunsany Pegana

The Revolt of the Home Gods (« La révolte des dieux primitifs », traduit aussi « La révolte des dieux domestiques ») est une nouvelle du baron irlandais Dunsany, publiée en 1905 dans son recueil The Gods of Pegāna, œuvre de fantasy qui a influencé notamment Lovecraft, et qui décrit le panthéon fictif de Pegāna à travers une série de nouvelles plus ou moins liées entre elles. The Revolt of the Home Gods est situé dans la première moitié du recueil et raconte comment des dieux mineurs, plus jeunes que ceux de Pegāna, s’efforcent de s’imposer aux hommes.
J’en propose ci-dessous une traduction personnelle, suivie d’un bref commentaire et du texte en anglais (Irlande).

La Révolte des dieux primitifs

Il y a trois grands fleuves sur la plaine, engendrés avant la mémoire ou le mythe, dont les mères sont trois grands pics gris, et dont le père était la tempête. Leurs noms sont Eimēs, Zānēs, et Segástrion.
Ainsi Eimēs fait-il le bonheur des troupeaux mugissant ; ainsi Zānēs a-t-il offert son col au joug de l’homme, et porte-t-il le bois venu des forêts jusque loin sous la montagne ; ainsi Segástrion entonne-t-il de vieux airs pour les pastoureaux, évoquant son enfance dans un ravin isolé, et comment autrefois il s’est déversé le long du flanc de la montagne, puis loin dans la plaine afin de voir le monde, et comment un jour, enfin, il trouvera la mer. Ce sont là les fleuves de la plaine, par quoi la plaine se réjouit. Mais les vieillards racontent, leurs pères le tenant eux-mêmes des anciens, comment jadis les seigneurs des trois fleuves de la plaine se rebellèrent contre la loi des Mondes, sortirent de leur lit, et s’unirent pour submerger des cités et engloutir des hommes, proclamant : “À présent nous jouons au jeu des dieux, nous tuons des hommes pour notre plaisir, et nous voici plus grands que les dieux de Pegāna.”
Alors toute la plaine fut inondée, jusqu’aux collines.
Et Eimēs, Zānēs, et Segástrion prirent place sur les montagnes, étendant leurs mains au-dessus de leurs eaux, qui se révoltèrent à leur commandement.
Mais la prière des hommes s’éleva, elle atteignit Pegāna et fit entendre sa douleur à l’oreille des dieux : “Voici trois dieux primitifs qui nous tuent pour leur plaisir, et qui prétendent être plus puissants que les dieux de Pegāna, et jouent Leur jeu avec les hommes.”
Alors tous les dieux de Pegāna se sentirent furieux ; mais Ils ne pouvaient défaire les seigneurs des trois fleuves, car étant des dieux primitifs, quoique petits, ils étaient immortels.
Or au-dessus de leurs eaux les dieux primitifs étendaient toujours les mains, écartant bien leurs doigts, et le flot montait de plus en plus, la voix du torrent devenait plus forte, s’écriant : “Ne sommes-nous pas Eimēs, Zānēs, et Segástrion ?”
Alors Mung descendit sur une terre aride d’Afrik, et se rendit auprès d’Umbool le sec, comme celui-ci se tenait assis sur des rochers de fer au milieu du désert, enserrant dans ses griffes avides des ossements humains, et soufflant une haleine brûlante.
Et Mung se tint devant lui, tandis que ses flancs secs se soulevaient, et chaque fois qu’ils redescendaient son haleine brûlante anéantissait des os et des branchages morts.
Puis Mung dit : “Ami de Mung! Va, toi, expose ton sourire grimaçant à la vue d’Eimēs, Zānēs, et Segástrion afin qu’ils voient s’il est sage de se rebeller contre les dieux de Pegāna.”
Et Umbool répondit : « Je suis la bête au service de Mung.”
Puis Umbool partit et s’accroupit en haut d’une colline, de l’autre côté des eaux, d’où il sourit en direction des dieux primitifs rebelles.
Aussi, chaque fois qu’Eimēs, Zānēs, et Segástrion étendaient leurs mains au-dessus de leurs fleuves, voyaient-ils juste devant leurs visages le rictus d’Umbool ; et parce que le rictus était pareil à la mort en un pays brûlant et hideux, ils se détournaient et n’étendaient plus leurs mains au-dessus de leurs fleuves, et alors les eaux s’abaissaient, s’abaissaient toujours davantage.
Mais lorsqu’Umbool eut grimacé trente jours durant, les eaux retournèrent dans leurs lits et les seigneurs des fleuves se glissèrent de nouveau dans leurs foyers : pourtant Umbool demeurait assis et souriait.
Alors Eimēs chercha à se cacher dans un grand bassin, sous la roche, Zānēs se rendit en rampant au milieu d’un bois, et Segástrion, haletant, s’allongea sur le sable — pourtant Umbool demeurait assis et souriait.
Et Eimēs s’amenuisa, et fut oublié, si bien que les hommes de la plaine avaient coutume de dire : “Ici se trouvait autrefois Eimēs” ; Zānēs avait à peine la force de mener son fleuve à la mer ; comme Segástrion gisait et haletait, un homme enjamba son cours, et Segástrion dit : “C’est le pied d’un homme qui est passé par-dessus mon cou, et j’ai prétendu être plus grand que les dieux de Pegāna.”
Alors les dieux de Pegāna déclarèrent : “C’est assez. Nous sommes les dieux de Pegāna, et nul n’est notre égal.”
Puis Mung renvoya Umbool à son désert en Afrik, pour y souffler de nouveau sur les rochers, dessécher le désert, et marquer le souvenir de l’Afrik au fer rouge dans les cervelles de ceux qui parvenaient à en réchapper, avec tous leurs os.
Et Eimēs, Zānēs, et Segástrion chantèrent de nouveau, de nouveau parcoururent leurs lieux de prédilection, jouèrent au Jeu de la Vie et de la Mort avec les poissons et les grenouilles, mais ils ne tentèrent plus jamais d’y jouer avec les hommes, ainsi que font les dieux de Pegāna.

La révolte des dieux Dunsany
The Waterfall, peinture de Sidney Sime (non datée). Source : Art UK.

Notes

Dunsany utilise « home god » pour désigner les trois dieux fluviaux : ce sont des dieux très anciens, associés à la nature, mais aussi aux hommes. Je choisis faute de mieux de le traduire par « primitifs », pour restituer cette idée d’ancienneté liée à la terre et à l’homme, « home » pouvant ici renvoyer à la Terre elle-même.
Les mères des trois dieux fleuves sont Grimbol, Zeebol et Trehagobol, qui font partie de la génération de dieux directement rêvée par Māna-Yood-Susha̅i̅, grand dieu créateur et destructeur.
Parmi les dieux de Pegāna, Mung est un dieu mineur, Seigneur de toutes les Morts, dieu donc de la mort.
Umbool, Seigneur de la Soif (Dunsany utilise le mot « drought », archaïque), fait partie des dieux primitifs (au nombre de mille, dans le recueil, même si tous ne sont pas nommés).

Contexte de publication

The Gods of Pegāna est publié en 1905 à Londres par l’éditeur et libraire Charles Elkin Mathews, qui avait fondé Elkin Mathews Ltd où il publie, entre autres, des auteurs irlandais tels James Joyce et W. B. Yeats, qui entretient avec Dunsany des relations plus ou moins cordiales.
Le recueil marque plus ou moins le début de la carrière littéraire de Dunsany, qui a déjà publié quelques poèmes. On peut d’ailleurs relever que The Gods of Pegāna aurait été publié à compte d’auteur.
Fait notable : le recueil est illustré par Sidney Sime, qui devient un collaborateur régulier de Dunsany, celui-ci possédant des originaux de Sime qui sont toujours visibles au château Dunsany ! On peut d’ailleurs remarquer que Sime, admiré par Lovecraft, qui le mentionne dans des nouvelles, a aussi illustré Arthur Machen (The House of Souls, 1906), donnant l’impression d’un cercle d’influences et de références visuelles.

dieux de Pegana nouvelle Dunsany
Le bouffon qui rit, peinture de Jacob Cornelisz van Oostsanen, vers 1500.

Dunsany et Lovecraft

The Revolt of the Home Gods aurait inspiré à Lovecraft sa nouvelle de fantasy The Other Gods, même si le recueil entier de Dunsany, et ses œuvres suivantes, ont de toute façon été admirées par Lovecraft. Celui-ci assiste même en 1919 à une conférence du baron, qu’il cherche à imiter dans ses textes de la période. The Other Gods notamment reprend le thème de l’hubris, cette démesure due à l’orgueil qui pousse les petits dieux du texte de Dunsany à se rebeller contre leurs supérieurs.
Dans la nouvelle de Lovecraft, le prêtre Barzai, qui cherche à contempler ses dieux terrestres, découvre douloureusement que ces derniers sont eux-mêmes sous le contrôle de dieux autres, bien plus terrifiants. L’hubris de Barzai le mène également au désastre.

Panthéons

Même si le panthéon de Dunsany est original, c’est en soi son intention de développer un mythe cohérent qui permet d’établir des parallèles avec d’autres panthéons existants, Dunsany ouvrant d’ailleurs son recueil par une introduction dans laquelle il est dit que les dieux de Pegāna précèdent les dieux de l’Olympe, convoquant la référence même si c’est pour la nier. Sans rentrer dans une comparaison systématique, on peut par exemple relever que les dieux mineurs rebelles de la nouvelle sont des « dieux-fleuves », ce qui peut évoquer les dieux fleuves grecs, dits Potamoi (ποταμοί), qui personnifient des cours d’eau. Ces dieux nombreux, trois mille selon la Théogonie d’Hésiode, sont associés au dieux plus anciens Okéanos (Océan) et Thétys, Titan et Titanide qui précèdent le dieu Cronos et ses enfants, les dieux de l’Olympe. Vertige des généalogies mythologiques ! Remarquons tout de même que les dieux grecs ont tendance à renverser la génération des dieux qui les précèdent (et à avoir peur d’être renversés par la génération suivante), tandis que dans The Revolt of the Home Gods, les dieux de Pegāna (célestes), plus anciens que les dieux fleuves (terrestres), réaffirment leur domination. Chez Dunsany, en général, les anciennes croyances ont la vie dure (voir son « tombeau de Pan » !).
On peut d’ailleurs évoquer le Scamandre (ou Xanthe), dieu fleuve qui dans l’Iliade intervient directement pour combattre les Grecs et n’est pas loin de tuer Achille, jusqu’à ce que le dieu Héphaïstos intervienne pour assécher le fleuve, comme c’est la mission attribuée à Umbool dans le texte de Dunsany.

The Revolt of the Home Gods Dunsany Gods of Pegana
Le Xanthe – Le Fleuve Scamandre, peinture (détail) de Jean Alaux dit « le Romain », vers 1817. Source MusBa Bordeaux.

The Revolt of the Home Gods

There be three broad rivers of the plain, born before memory or fable, whose mothers are three grey peaks and whose father was the storm. Their names be Eimēs, Zānēs, and Segástrion.
And Eimēs is the joy of lowing herds; and Zānēs hath bowed his neck to the yoke of man, and carries the timber from the forest far up below the mountain; and Segástrion sings old songs to shepherd boys, singing of his childhood in a lone ravine and of how he once sprang down the mountain sides and far away into the plain to see the world, and of how one day at last he will find the sea. These be the rivers of the plain, wherein the plain rejoices. But old men tell, whose fathers heard it from the ancients, how once the lords of the three rivers of the plain rebelled against the law of the Worlds, and passed beyond their boundaries, and joined together and whelmed cities and slew men, saying: “We now play the game of the gods and slay men for our pleasure, and we be greater than the gods of Pegāna.”
And all the plain was flooded to the hills.
And Eimēs, Zānēs, and Segástrion sat upon the mountains, and spread their hands over their rivers that rebelled by their command.
But the prayer of men going upward found Pegāna, and cried in the ear of the gods: “There be three home gods who slay us for their pleasure, and say that they be mightier than Pegāna’s gods, and play Their game with men.”
Then were all the gods of Pegāna very wroth; but They could not whelm the lords of the three rivers, because being home gods, though small, they were immortal.
And still the home gods spread their hands across their rivers, with their fingers wide apart, and the waters rose and rose, and the voice of their torrent grew louder, crying: “Are we not Eimēs, Zānēs, and Segástrion?”
Then Mung went down into a waste of Afrik, and came upon the drought Umbool as he sat in the desert upon iron rocks, clawing with miserly grasp at the bones of men and breathing hot.
And Mung stood before him as his dry sides heaved, and ever as they sank his hot breath blasted dead sticks and bones.
Then Mung said: “Friend of Mung! go, thou and grin before the faces of Eimēs, Zānēs, and Segástrion till they see whether it be wise to rebel against the gods of Pegāna.”
And Umbool answered: “I am the beast of Mung.”
And Umbool came and crouched upon a hill upon the other side of the waters and grinned across them at the rebellious home gods.
And whenever Eimēs, Zānēs, and Segástrion stretched out their hands over their rivers they saw before their faces the grinning of Umbool; and because the grinning was like death in a hot and hideous land therefore they turned away and spread their hands no more over their rivers, and the waters sank and sank.
But when Umbool had grinned for thirty days the waters fell back into the river beds and the lords of the rivers slunk away back again to their homes: still Umbool sat and grinned.
Then Eimēs sought to hide himself in a great pool beneath a rock, and Zānēs crept into the middle of a wood, and Segástrion lay and panted on the sand — still Umbool sat and grinned.
And Eimēs grew lean, and was forgotten, so that the men of the plain would say: “Here once was Eimēs”; and Zānēs scarce had strength to lead his river to the sea; and as Segástrion lay and panted a man stepped over his stream, and Segástrion said: “It is the foot of a man that has passed across my neck, and I have sought to be greater than the gods of Pegāna.”
Then said the gods of Pegāna: “It is enough. We are the gods of Pegāna, and none are equal.”
Then Mung sent Umbool back to his waste in Afrik to breathe again upon the rocks, and parch the desert, and to sear the memory of Afrik into the brains of all who ever bring their bones away.
And Eimēs, Zānēs, and Segástrion sang again, and walked once more in their accustomed haunts, and played the game of Life and Death with fishes and frogs, but never essayed to play it any more with men, as do the gods of Pegāna.