Latium, l’homme-machine qui rêve
En 2016 Romain Lucazeau lançait deux gros pavés dans la mare de la SF française, qui constituaient en fait un seul roman-fleuve : Latium (aux éditions Denoël, collection Lunes d’encre, repris en poche chez Folio SF).
Des Intelligences Artificielles gigantesques y revivent des bouts d’une pièce de théâtre de Corneille (Othon) et s’entre-détruisent à coups de vaisseaux de combat, d’hommes-chiens et de philosophie leibnizienne.
Il se trouve que j’ai eu l’occasion de partager un certain nombre de verres d’eau avec Romain, qui est devenu un copain avec qui échanger quelques tempêtes : c’est donc avec une curiosité amicale que je propose cet article, où il sera question de renaissance, d’identités et de mortalité… Tout un programme, pour évoquer principalement le premier tome du diptyque.
Couvrez ce sens que je ne saurais voir
La complexité constituait le meilleur des camouflages.
C’est sous la forme d’une phrase malicieusement simple que le narrateur de Latium énonce ce qu’on pourrait considérer comme une maxime. La complexité comme art de la dissimulation, voilà qui fournirait un principe de compréhension de Latium, au-delà de l’ampleur de l’œuvre.
Les personnages de Romain Lucazeau ont tous quelque chose à cacher, et des façons spécifiques de s’y prendre. Quand notre supposée maxime apparaît dans le roman, elle est associée aux pérégrinations d’Oikè, intelligence artificielle dotée d’une personnalité craintive mais dépourvue de corps.
Oikè est la version fragile d’une intelligence artificielle hyperonyme, Plautine (la patronne, donc). Une note de bas de page nous informe qu’Oikè renvoie à la maison, en grec ancien. Maison qui se cache, donc, dans les tréfonds d’un vaisseau gigantesque.
Il s’agit d’un véritable esprit dans la vaste machine que constitue la nef, le vaisseau spatial où il évolue pour atteindre ce qui est qualifié de saint des saints.
L’expression a de quoi aussitôt susciter l’intérêt. Dans le monde futuriste de Latium, l’homme est absent, et Dieu avec lui. Le lecteur peut donc soupçonner à bon droit que les occurrences du lexique religieux indiquent la proximité de l’homme.
Le terme même de nef recouvre une polysémie frappante : à la fois vaisseau et lieu de prières, dans le roman, qui parcourt l’espace immense à la recherche de l’humain. Le saint des saints, partie la plus secrète d’un temple, est donc évidemment un lieu sacré et technologique dans la logique du récit :
Elle [Oikè] s’installa dans le sous-système de gestion, prit possession des senseurs et de l’appareillage médical.
L’ambiguïté du passage est troublante : on voudrait s’imaginer une grecque en toge s’asseoir dans une cabine, quand il faudrait penser à « l’installation » d’un programme sur un ordinateur… Mais c’est bien le mot de « possession », si discret parmi des termes techniques finalement assez vagues, qui ramène à la dimension spirituelle.
Or, si la nef et ses composants peuvent être perçus comme une allégorie de l’esprit, les esprits dans Latium sont de toute façon très répandus ; ce qui manque, c’est l’humain et son corollaire, soit la conscience. Les machines du monde de Latium cherchent l’un et l’autre, mais comment observer la conscience ? Au cœur spirituel de la nef, que peuvent détecter de significatif les senseurs ? D’abord rien que de très décevant :
La chambre ne comportait pas de porte apparente. Sur un des côtés, une vaste baie vitrée, qui laissait entrer la lumière claire de l’extérieur. Un voile brumeux teintait celle-ci d’une nuance argentée, amplifiée par les murs en métal chromé.
Tout paraît simple, unique (série des singuliers la, un, une, celle-ci…). La chambre sans porte peut d’abord inquiéter (est-ce une cellule ?), mais l’espace clos n’est pas opaque : c’est donc une interface, d’ailleurs vouer à s’améliorer. Ainsi, l’antithèse des formules lumière claire et voile brumeux, tout en évoquant la lumière d’église, aboutit à une nuance argentée, amplifiée une fois dans la pièce. Tout brille, ici, mais l’intérieur davantage, comme s’il s’agissait d’une chambre du trésor.
On remarque cependant que, comme précédemment, la modernité atténue le lyrisme, et le métal chromé éloigne des pensées méditatives pour revenir au ton laconique de l’analyste, au point de vue de l’intelligence artificielle à laquelle on peut aisément attribuer la phrase suivante :
L’atmosphère était propre, dénuée de toute trace de contamination bactérienne.
Cette chambre lumineuse et stérile est bien faite pour évoquer une beauté froide d’hôpital vide et de machine immaculée. En décrivant lumière et atmosphère (l’impalpable), ainsi qu’une absence (suspecte) de porte, la narration retarde la révélation attendue.
C’est une ruse de narration interne, un jeu avec le lecteur qui voit ce que voit Oikè, dont le regard est lui aussi mis en abîme à travers des senseurs et des caméras. Ce qu’il y a à voir dans cette chambre est sous nos yeux, mais ceux-ci sont mal orientés, ils augmentent et voient lentement malgré l’apport technologique :
Elle orienta une des caméras binoculaires du plafond, observa avec intérêt l’ensemble compliqué de tuyaux, de bras articulés, de réservoirs emplis de liquides à la texture gluante, organique, qui couvrait tout l’espace disponible.
En opposition avec la simplicité précédente, les pluriels et les compléments du noms se multiplient en même temps que disparaît l’image d’un espace lumineux immaculé. Ce que nous croyions vide (en fait, seulement de microbes !) est comblé par les manifestations de la vie salissante, mêlée à la technologie : hybridation qui ne correspond pas à la beauté de géométrie froide qu’on envisageait d’abord (et celle que retient Manchu pour sa couverture, quand on y pense !).
Cent ans de solitude
C’est également le moment où, pour la première fois dans le passage, une émotion est exprimée, cet intérêt encore très scientifique d’observateur, de médecin excité par… la complexité d’un cas : l’ensemble compliqué qui constitue pour le lecteur et Oikè une énigme, un problème à résoudre. Qu’est-ce qui pourrait stimuler un vieil esprit, une IA plusieurs fois millénaire ? Que camoufle cette complexité ?
Une profusion, une prolifération plus importante encore, celle invasive de la chair et des fluides, vouée à combler le vide :
[…] au milieu, connectée à l’appareillage par plusieurs grappes de cathéters tendus par une intense circulation de fluides, se trouvait une énorme masse de chair rose et lisse, accrochée au plafond comme une pièce de boucherie. L’organe artificiel avait la forme d’une poire, comme une poche tendue par un poids trop important pour elle.
Coup sur coup, deux comparaisons s’enchaînent, l’une semblant corriger l’autre, l’image de la vie (une poire, comme une poche tendue) succédant à celle de la mort (comme une pièce de boucherie). Toutes deux suggèrent un nouveau déplacement du point de vue narratif. On imagine mal une IA se prêter au jeu des comparaisons concrètes. Surtout, toutes deux insistent sur l’idée de poids, plutôt que sur la nature du contenu, retardant une fois de plus la révélation. Ce poids, c’est celui du temps :
La chose se trouvait en état de stase depuis plus d’un siècle.
À l’opposé de l’imagerie organique, de la gestation toute physiologique, la phrase brève (quasiment une clausule) qui conclut le paragraphe descriptif met en valeur l’idée de durée. Là où la gestation suggère la progression, l’évolution, la stase implique arrêt, fixité. Neuf mois font un bébé, que donne un siècle ?
Une immaculée conception
Comme si d’ailleurs le texte cherchait à restituer au lecteur cette durée prolongée, la description se prolonge encore (c’est cet effet de lenteur voulu, cohérent avec un univers dans lequel on pense en siècles et en millénaires, qui a pu donner à certains lecteurs l’impression d’un livre trop long, trop dilué, alors même que les genres SFFF ont habitué aux séries kilométriques), renforçant l’impression que la stase est une forme d’emprisonnement dans une chambre-prison, jusqu’à la formule brève et conclusive du soulagement, qui correspond bien au lexique de l’accouchement :
Le moment de la délivrance arrivait.
Ce qui est issu du lent processus est d’abord présenté en termes vagues : La chose, L’objet, quelque chose, le monstrueux placenta, un corps, fardeau, un être, un étranger. Le glissement de l’être à l’étranger constitue d’ailleurs un joli exemple de gradation, à la fois discret et significatif.
Cet autre qui surgit ne bénéficie pas du lyrisme qui entoure généralement la naissance de l’être humain, et c’est justement l’humain qui manque à l’être enfin sorti de son cocon. Le ton de la machine s’impose de nouveau à la narration par le biais d’une énumération précise et impassible :
Un corps, vivant, nu, adulte, semblable à celui d’un humain de sexe féminin, glissa sur le sol.
Or ce ton est trompeur, comme trompait le regard limité d’abord porté sur la chambre : ce qui s’est passé là, dans le saint des saints, est extraordinaire dans le monde de Latium, et c’est ni plus ni moins que l’aboutissement d’une conception virginale. On ne s’étonnera donc pas qu’aussitôt le flegme de l’IA cède et dévoile une facette très humaine de la machine :
Oiké l’observa, fascinée, luttant contre un sentiment à la lisière du mysticisme.
La révélation, ce n’est donc pas tant « cet autre chose qu’une femme », provenant de l’alliance singulière du biologique et du technologique, mais le fait que l’intelligence artificielle ait été contaminée par un sentiment qui ressemble à s’y méprendre à de la foi, au centre d’un temple.
Je est un notre
Au cours de sa fuite à travers la Nef, Plautine rencontre enfin une autre version d’elle-même. Il s’agit d’Oikè, l’IA qui a permis la « naissance » de Plautine (cf. « conception virginale »). Il s’agit du premier face à face entre deux intelligences comparables.
Jusque-là, le lecteur connaissait deux versions principales de Plautine :
– la Nef en tant que telle, sorte d’IA gigantesque, réveillée après un sommeil séculaire, dont l’esprit s’est subdivisé en quatre aspects conflictuels (dont Oikè) ;
– la biologique, (une Plautine incarnée), conçue en secret par Oikè.
Un des enjeux de l’exposition de Latium est de faire percevoir que, dans le contexte des vaisseaux géants dirigés par les IA, chacune de celles-ci est constituée d’une multitude de « versions », noèmes plus ou moins autonomes, plus ou moins dotés d’une personnalité propre.
Chaque aspect est ainsi comme un miroir ressemblant et déformant, autant de variations d’un même personnage qui peut donc s’observer lui-même (et interagir), ainsi que modifier, adapter son comportement selon la perception d’un contexte ou d’une situation donnés.
Cependant, dans le cas de l’IA Plautine, l’auteur décide que les différentes versions sont souvent vouées à plus ou moins long terme à entrer en conflit, chacune s’efforçant de dominer/anéantir les autres pour rester l’unique conscience.
L’idée éminemment théâtrale de crise de conscience, de crise intérieure, de dilemme… est ainsi mise en action dans le récit qui est en partie une allégorie du fonctionnement de l’esprit et de la crise de l’identité.
On notera que la confrontation du héros avec d’autres lui-même est une convention narrative fréquente qui permet d’affiner, de mettre en valeur certains traits du héros, et dans les cas les plus tragiques, de montrer son aptitude héroïque (c’est-à-dire supérieure, hors norme) à la survie ou au sacrifice (les exemples sont nombreux).
Manifestation
Que ce soit par les éléments sonores (« bourdonnement discret », « bruit de fond », « bruissement ») ou visuels (« vive lueur », « jeu de couleurs mouvantes », « une femme se matérialisa, sans solution de continuité »), les caractéristiques de la manifestation d’Oikè dans ce passage en font l’équivalent d’un spectre auquel Plautine réagit d’abord de façon significative : « Sous le choc, elle recula d’un pas, et demeura fascinée, et étonnée de ne s’être pas reconnue tout de suite ».
Oikè est d’ailleurs désignée par le terme d’ « apparition », synonyme de fantôme.
En effet, si Oikè peut ici rappeler l’ombre grecque des mythes et récits antiques, généralement invoquée pour guider le héros, Plautine est avant tout confrontée à l’ombre d’elle-même. C’est une façon particulièrement prégnante d’être hantée par son propre passé : dans une certaine mesure, la Plautine biologique est semblable à une amnésique pour qui le monde qu’elle découvre a quelque chose d’anormal, de monstrueux.
L’écart entre la « vraie » Plautine et l’aspect de celle-ci que représente Oikè renvoie à l’idée d’inachèvement : si Oikè a une personnalité affirmée, qu’elle peut se manifester visuellement, elle n’en reste pas mois pur esprit (automate spirituel), détaché des contraintes du corps. On pourrait presque affirmer que pour Plautine, elle ne constitue qu’un point de vue : « elle ne le percevait que dans son esprit » [en parlant du « bruit de fond »].
Perte du réel
Formulons une hypothèse rapide : dans Latium, la perte ou l’absence de relation physique concrète et engagée avec le réel, l’empirique, constitue la faute majeure, ou du moins un danger susceptible de mener n’importe quel personnage à sa perte. Le détachement, le repli sur soi et en particulier l’exploration solitaire des méandres de l’esprit (tendance généralisée des automates) est un signe/déclencheur de déclin, annonciateur d’anéantissement.
Au moment où Oikè et Plautine dialoguent pour la première fois, Oikè est à l’agonie (dans la mesure où le terme s’applique). Si son « évanescence » est un moyen de la distinguer radicalement de la Plautine de chair (et contribue à renforcer la spécificité de celle-ci dans l’univers des IA géantes), elle montre aussi une impuissance à interagir avec ce qui l’entoure.
Elle s’avère ainsi absorbée par « quelque considération intérieure à laquelle nul n’avait part », à priori empêchant la possibilité d’un dialogue, en tout cas imposant une impression de solitude volontaire.
Plus révélatrice encore, la façon dont Oikè se comporte à l’égard de Plautine : « L’apparition semblait regarder à travers elle, ou plutôt à côté, comme si Plautine n’était qu’un souci parmi d’autres. Ses pieds nus ne touchaient pas le sol. »
Cette incapacité à faire face peut s’expliquer bien sûr de différentes manières : en tant qu’IA, Oikè continue au même moment de gérer d’autres fragments de la Nef ; peut-être a-t-elle du mal à maintenir l’intégrité de son hologramme (rappelons que la Nef est attaquée). On peut également envisager qu’elle peine à regarder le visage de Plautine qui est aussi le sien, mais celui d’une Plautine biologique. Cette dernière remarque se fonde sur le dialogue entre les deux personnages, dominé par la question de l’identité, et dont la conclusion initiale creuse radicalement l’écart entre les deux aspects de Plautine.
En effet, Oikè se dénie à elle-même le droit à l’identification à Plautine, pour mieux s’identifier à ses fonctions dans la Nef (elle se présente comme « noème autonome et conscient », « personnalité », et la narration interne précise que, selon son point de vue, « Après tout, elle n’existait pas »).
La fatalité propre à Oikè, et qui explique aussi dans une certaine mesure pourquoi elle est le dernier aspect de la Nef Plautine à disparaître, c’est d’être un fantôme conscient de l’être, et en cela de représenter une figure solitaire, de philosophe.
Ainsi, quand elle reprend la parole dans ce passage, la logique du dialogue se rompt, devient un monologue pensif tourné vers des questions existentielles (socratiques?) :
Quand avons-nous cessé de nous savoir mortels ? dit l’aspect d’une voix douce, se parlant à elle-même bien plus qu’à son double de chair.
Dans Latium, la perte du réel est par conséquent l’indice d’un repli sur soi, symptôme de folie ou de métaphysique hors de contrôle.
Plautine, de l’autre côté du miroir
Latium est régulièrement ponctué de formules qui résument et éclairent une situation donnée. Ce sont des jalons de lecture, ambigus parce qu’ils sont parfois confiés à tel ou tel personnage, parfois au narrateur. Mais elles donnent à entendre une autre voix, celle de l’auteur, qui glisse çà et là (discrètement), des références et allusions dont certaines sont des clins d’œil à vocation humoristique.
Cependant, elles restent au service d’une image, d’une idée, qui renforcent la narration. Selon le point de vue de la Plautine biologique,
La situation ressemblait à ces contes décrivant des jeux de miroirs infinis, des reflets trop nombreux, dotés d’une capacité maléfique à survivre à la disparition de l’être dont ils sont l’image.
Il serait tentant de chercher l’origine de ces jeux de miroirs dans un Disney, et souligner ainsi que la parole du personnage devient un commentaire métaleptique de l’auteur qui s’amuse avec sa propre mise en abyme. Ce faisant, il rompt aussi avec la chronologie propre à son univers : quand les automates d’un monde gréco-romain futuriste connaissent Fantasia, l’uchronie est mise à mal !
Mais l’allusion est trop vague, camouflée, pour menacer sérieusement l’immersion du lecteur (et le mythe de Psyché fournit toujours un alibi). D’ailleurs peu importe. Si Oikè et Plautine sont des reflets l’une de l’autre, et reflets de la Nef Plautine mourante (elle-même reflet d’une Plautine plus ancienne, IA originelle), c’est aussi l’ensemble des automates qui sont des reflets d’un disparu illustre : l’humanité.
Pourquoi, cependant, définir cette capacité à survivre comme « maléfique » ? Il y a là un indice ténu d’une menace intrinsèque aux automates, ou à tout survivant qui se décrirait comme un reflet plutôt qu’un être à part entière.
Machines orphelines
L’intrigue de Latium progresse par événements. Dans un univers post-humain où le temps est envisagé en longues durées (qui excèdent celle qu’on associe à la vie humaine, ce qui ajoute au décalage avec la perception du lecteur), ce qui motive une action quelconque doit nécessairement constituer une exception extraordinaire.
Au début du roman, l’IA Plautine habite entièrement une Nef stellaire plongée dans un sommeil séculaire, dont elle ne s’éveille que par l’intrusion d’une information nouvelle, qui dérange sa stabilité et menace l’intégrité de l’urbs, ce gigantesque territoire spatial occupé par les IA orphelines de l’humanité (dans Latium, tout semble s’emboîter, esprits, machines et lieux, à la façon de poupées russes).
Les automates de Latium sont condamnés à réagir, toujours, à des menaces qui les prennent par surprise, puisque en absence des humains ils ne peuvent prendre d’initiative (ce sera la grande cause de frustration de l’IA Othon).
C’est ce qui explique la création d’une Plautine biologique, quoique toujours automate, non-humaine mais différente de la Plautine-Nef : sa « naissance » est un événement due à la réaction d’une IA au réveil de la Nef. Cette naissance est même un petit miracle, puisqu’elle intervient à un moment où le vaisseau est attaqué par une force inconnue et, semble-t-il, invincible. Mais une IA incarnée peut-elle mourir ?
Par le biais de la Plautine biologique, l’auteur expose les problèmes existentiels qui se posent à l’automate nouveau-né, confronté à un assaut et à la destruction de son environnement et des noèmes [1] avec lesquels Plautine partage l’équivalent d’un lien de parenté. Or,
Les noèmes n’avaient pas été conçus pour la guerre.
La tournure négative permet d’aborder le sujet de la fonction, qui ramène le noème au niveau de l’outil, de l’instrument, du moyen auquel est assigné un but précis. Le pour quoi de l’automate s’oppose ainsi au pourquoi causatif de l’humain. Mais le passif favorise aussi l’implicite d’une autre interrogation : conçus pour quoi, certes, mais aussi : par qui ?
La réponse globale et logique, à ce stade du récit, serait : par l’Homme, dont l’absence dans l’univers est reflétée dans les discours. On notera que peu auparavant, Plautine renverse l’axe humain/non-humain en assimilant la destruction d’IA à un « horrible spectacle », expression censée s’opposer à la perception humaine :
Un humain n’y aurait vu que la destruction de choses matérielles et inertes, aurait plissé des lèvres devant le spectacle d’un tel gâchis.
Si le conditionnel renvoie cet humain indéfini à l’hypothétique, force est de constater que l’image de l’humanité exprimée (in abstentia) tout au long du récit est celle du concepteur froid à l’égard de ses créations, anthropocentrique et préoccupé de ses ressources, là où l’automate fait montre d’un champ de conscience plus large. Mais l’auteur prévient la dichotomie trop simple qui confronterait l’automate empathique à l’humaine antipathique, d’abord par une formule tranchante :
Pas question, ici, d’empathie. Pas seulement, en tout cas.
L’auteur choisit de dépasser la question des sentiments, des émotions prêtées aux automates, ce qui reviendrait à en faire de simples alter humains (astuce narrative courante en SF ; on peut songer à l’exemple de la série TV Westworld, en partie due à Charles Yu).
Ex machina
Romain Lucazeau attribue au personnage de Plautine un état spécifique (des conditions d’existence particulière) qui permettent de se défaire de l’opposition logique humains/automates en prêtant à ces derniers une « destinée» qui résiderait dans une vie spirituelle éternelle, affranchie de l’ombre du trépas.
Cette formule renvoie au théâtre classique, source revendiquée explicitement, en établissant un lien avec la fatalité tragique. Or, si le destin du héros de tragédie trouve son sens dans la mort (ou le désastre), celui de l’automate le rapprocherait à priori d’un dieu antique, par nature éternel ; l’expression d’ « ombre » étant elle-même une référence à l’Antiquité, puisqu’elle désigne traditionnellement le défunt grec aux Enfers.
Donc, les automates de Latium se distinguent avant tout des humains dans la mesure où l’idée de mort ne les concerne pas [2]. Elle les concerne d’autant moins que l’absence des humains correspond également à l’absence de mortalité (constat à relativiser dans la mesure où les automates interagissent encore avec d’autres espèces vivantes, et sont familiers du concept de guerre et des ravages qui en résultent). Surtout, qu’est-ce qu’une « vie spirituelle » dans le monde de Latium ?
Sans chercher à la détailler d’après les éléments fournis ici et là dans le récit, on peut déjà la définir comme une vie désincarnée, hors du biologique. Les IA gigantesques du roman sont peut-être avant tout la mise en personnages de l’idée de conscience sans corps spécifique associé, et donc incomplète.
En effet les IA esseulées ont tendance à s’effondrer sur elles-mêmes, à se subdiviser en multiples aspects de plus en plus antagonistes, dont la lutte nécessairement sans fin rappelle les châtiments de la mythologie (un supplice de Sisyphe, de Tantale ?), plus que les maladies dégénératives (Alzheimer). C’est donc l’expérience de la corporalité et sa perception corollaire de la mort qui rend le personnage de Plautine exceptionnel :
Son retour à la vie, par contraste, l’insérait dans une série de corps mortels ou morts, le sien propre, cette Nef qu’elle avait, d’une certaine manière, été, et qui se changeait en charnier, ce monde privé de sens par cet événement inouï qu’avait été l’Hécatombe… [je souligne]
Certes, cette réinsertion d’esprit dans des corps montés en série (après tout, il s’agit d’automates), renvoie à Platon (la réminiscence), peut-être à l’éternel retour de Nietzsche. Mais il faut remarquer ici l’occurrence d’« Hécatombe », mis en valeur ici par l’inversion du verbe et du sujet qui permet de rejeter le mot en fin de phrase. Polysémique, comme d’autres termes relevant du lexique religieux [3] dans Latium, l’hécatombe est d’abord un sacrifice (avant d’être un massacre au sens large).
Sur des sujets proches :
– le modulateur monadique dans Latium
Notes :
[1] Rappelons que l’auteur définit les noèmes comme « petites Intelligences » au service des automates à qui ils sont « fidèles comme une partie d’eux-mêmes ».
[2] Dans L’Homme bicentenaire d’Asimov, déjà, le critère de la mortalité avait une valeur juridique discriminante entre robots et humains.
[3] Un des obstacles qui se présente aux lecteurs de Latium, c’est que l’histoire de celui-ci est censée se dérouler dans un univers non monothéiste, ce qui l’insère de façon originale dans le champ culturel occidental. Mais le lecteur moderne, sans doute, est plus au fait des religions monothéistes modernes que de la culture gréco-latine. De la même façon, les termes grecs qui parsèment le texte ont pu rebuter des lecteurs. On pourrait pourtant songer que la SFFF n’est pas, d’une façon générale, avare de termes anglais ou de néologismes qui ne sont pas forcément très significatifs.