Le Morte d’Arthur de Thomas Malory est l’une des versions les plus célèbres de toute la littérature arthurienne, sans doute la plus influente si l’on considère qu’elle est fréquemment mentionnée, parfois sous un titre différent tel que « Le Roman du roi Arthur et de ses chevaliers de la Table Ronde » ou « Le Roi Arthur et les Chevaliers de la Table ronde » comme source d’adaptations, aussi bien pour des livres destinés à la jeunesse que pour le cinéma, les séries télé, les jeux vidéos… Cet article se veut le premier d’une longue série, dont l’objectif serait de permettre au lecteur francophone de lire une traduction de l’œuvre.
Au sujet de l’auteur
On sait peu de choses de Sir Thomas Malory, l’auteur anglais du roman Le Morte d’Arthur, publié notamment en 1485 par l’imprimeur William Caxton. Le nom de Malory connaît différentes graphies, comme Malorye, ou encore Maleore, ce qui conduit le celtologue John Rhys à émettre l’hypothèse que Malory était gallois, Maelor étant un nom de lieu du pays de Galles, mais aussi à l’associer au latin Mailorius. Cette question de l’identité de l’auteur continue de faire débat : c’est semble-t-il à Thomas Malory de Newbold Revel à qui l’on devrait Le Morte d’Arthur. Ce Malory est fait chevalier en 1441, puis devient soldat professionnel dans la suite de Henry de Beauchamp, duc de Warwick. Il est plus tard accusé, peut-être pour des raisons politiques, de vol et de viol, arrêté et emprisonné plusieurs fois. Il s’évade régulièrement, bénéficie du pardon royal lors du couronnement d’Edouard IV en 1461. Même si les archives suggèrent que Malory n’était pas en prison lors de l’écriture de Le Morte d’Arthur, l’auteur se présente comme « chevalier prisonnier ».
Au sujet du titre
Le roman, achevé vers 1470, est un récit en prose écrit en moyen anglais, qui synthétise et modifie différentes versions de la légende arthurienne, notamment celles de Chrétien de Troyes, Mallory faisant même explicitement référence à un « livre français » qui serait sa source. Le titre de l’œuvre, à l’origine « le morte Darthur », et son erreur grammaticale en français moderne, proviendraient en fait de l’anglo-normand, où le féminin « la » était souvent remplacé par « le ». On peut donc tout simplement le lire comme « La mort d’Arthur », même si le récit rapporte en fait la vie entière d’Arthur, évoquant même sa conception par le roi Uther Pendragon et Igraine, grâce à un enchantement de Merlin.
Note d’intention
Je propose une traduction personnelle du roman, d’après l’édition modernisée de l’éditeur Joseph Malaby Dent et sa collection de classiques de la littérature Everyman’s Library. Bien que « modernisé », le texte conserve des tournures archaïques, des répétitions, intègre les dialogues directement dans la narration, chaque chapitre se présentant sous la forme d’un bloc de texte. Il ne s’agira pas pour moi de gommer systématiquement ces aspects, même si quelques arrangements mineurs seront faits. Ce sera un travail au long cours, sans garantie de régularité ni de délai, qui pourra connaître des modifications et des corrections : je mettrai à jour progressivement les livres et les chapitres. Le texte anglais qui sert de source pour le livre I se trouve ici.
La Mort d’Arthur – Thomas Malory
Livre I – Chapitre I
COMMENT UTHER PENDRAGON MANDA LE DUC DE CORNOUAILLES ET SA FEMME IGRAINE, ET COMMENT ILS S’EN REPARTIRENT PRÉCIPITEMMENT
Il advint aux jours d’Uther Pendragon, lorsqu’il portait le titre de roi de toute l’Angleterre, et régnait en tant que tel, qu’il y eut en Cornouailles un duc puissant qui lui fit longtemps la guerre. Et le duc était appelé le duc de Tintagel. Aussi le roi Uther envoya-t-il quérir ce duc, lui imposant d’amener sa femme avec lui, car elle était fameuse pour sa beauté, et fort sage, et son nom était Igraine. Lorsque le duc et sa femme vinrent au roi, ils furent réconciliés par l’entremise de grands seigneurs : le roi trouva la dame à son goût, se mit à l’aimer, et il leur fit un accueil dépassant toute mesure, par désir de coucher avec elle. Mais étant d’une loyauté totale, elle ne consentit pas au roi. Puis elle confia tout au duc son mari, lui disant, je soupçonne que nous avons été conviés afin que je sois déshonorée ; c’est pourquoi, mon époux, je recommande que nous partions d’ici à l’instant, et que nous chevauchions toute la nuit jusqu’à notre château. Et ils firent comme elle l’avait dit, si bien que ni le roi ni quiconque de son conseil ne furent avertis de leur départ. Tout aussitôt que le roi Uther l’apprit, il fut terriblement courroucé. Puis il convoqua son conseil privé, et leur fit part du départ soudain du duc et de sa femme. Ils demandèrent ensuite au roi de faire mander le duc et sa femme avec force injonctions ; et s’il ne se plie pas à votre ordre, alors faites de votre mieux, puisque vous aurez cause de lui déclarer la guerre et déchaîner la violence. Ainsi fut fait, et les messagers eurent leur réponse, ainsi brièvement formulée, comme quoi ni le duc ni sa femme ne viendraient au roi. Alors le roi fut terriblement courroucé. Il fit encore envoyer au duc un message déterminé, qui lui enjoignait de se tenir prêt, de se ravitailler et de s’armer, car dans quarante jours il l’irait l’extirper du plus grand des châteaux à sa disposition. Lorsque le duc reçut cet avertissement, il alla approvisionner et garnir deux puissants châteaux qui lui appartenaient, dont celui qui était appelé Tintagel, et l’autre, Tarabel. Il établit donc sa femme Dame Igraine dans le château de Tintagel, et lui-même s’installa dans le château de Tarabel, celui qui avait des issues et des poternes en nombre. Sur ces entrefaites survint Uther suivi d’un ost considérable, qui mirent le siège devant le château de Tarabel. Là, il fit dresser de nombreux pavillons, et les deux adversaires s’affrontèrent violemment, et il y eut bien des morts. Alors, consumé par une colère irrépressible et par un amour immense pour la belle Igraine, le roi Uther tomba malade. Un noble chevalier, messire Ulfius, se présenta devant le roi et lui demanda pourquoi il était souffrant. Je vous l’avouerai, dit le souverain, je suis tourmenté par la colère et l’amour pour la belle Igraine, si bien que j’en suis malade. Eh bien, mon seigneur, répondit messire Ulfius, j’irai quérir Merlin, qui saura vous revigorer, pour que votre cœur s’apaise. Sur ce, Ulfius partit, et d’aventure rencontra Merlin sous un accoutrement de mendiant, celui-ci voulant savoir qui il cherchait. Le chevalier répondit qu’il n’avait guère le temps de pérorer avec lui. Bon, répliqua Merlin, je sais qui vous cherchez, car vous cherchez Merlin ; en conséquence, n’allez pas plus avant, puisqu’il s’agit de moi, et pourvu que le roi Uther me récompense bien, et fasse serment de me concéder l’objet de mon désir, ce sera pour son honneur et son profit plus que le mien, car grâce à moi il aura tout ce que lui désire. J’entreprendrai tout ce qu’il faudra, dans la limite du raisonnable, fit Ulfius, pour que votre souhait soit accompli. Excellent, dit Merlin, le roi aura un accord, et ce qu’il désire. Par conséquent, chevauche, ajouta-t-il, retourne t’en, je ne serai pas loin derrière.
Chapitre II
COMMENT UTHER PENDRAGON FIT LA GUERRE AU DUC DE CORNOUAILLES, ET COMMENT PAR L’ENTREMISE DE MERLIN IL PARTAGEA LA COUCHE DE LA DUCHESSE ET ENGENDRA ARTHUR
Ulfius était guilleret, et chevaucha à toute allure pour rejoindre le roi Uther Pendragon, à qui il rapporta sa rencontre avec Merlin. Où est-il ? fit le roi. Sire, dit Ulfius, il ne tardera plus ; sur ce, Ulfius s’avisa que Merlin se tenait sous le porche à l’entrée du pavillon. Merlin donc fut requis de se présenter devant le roi. Quand le roi Uther le vit, il lui souhaita la bienvenue. Sire, dit Merlin, je connais tout des émois de votre cœur ; aussi prêtez-moi serment, comme le doit un roi oint de Dieu, de combler mon désir, et j’exaucerai le vôtre. Alors le roi jura sur les quatre Évangiles. Sire, déclara Merlin, voici ce que je désire : la première nuit où vous partagerez la couche d’Igraine, vous enfanterez, et je veux que le nouveau-né me soit remis, à charge pour moi de l’élever désormais ; car ce sera pour votre gloire, et le profit de l’enfant, qui sera aussi grand que sa valeur. J’approuve volontiers, fit le roi, vous l’aurez. Alors préparez-vous, dit Merlin, cette nuit vous coucherez avec Igraine au château de Tintagel, sous l’apparence du duc son mari ; Ulfius vous accompagnera sous l’apparence de messire Brastias, chevalier du duc, et quant à moi je prendrai l’aspect d’un autre chevalier du duc, messire Jourdain. Mais gardez-vous autant que possible de converser avec elle ou ses hommes, dites que vous êtes malade, pressez-vous d’aller au lit et, au matin, ne vous levez pas avant que je vous rejoigne, car le château de Tintagel n’est qu’à une dizaine de kilomètres d’ici. Ainsi fut fait, tel qu’ils l’avaient ourdi. Or le duc de Tintagel découvrit que le roi quittait à cheval le siège de Tarabel ; c’est pourquoi cette nuit-là il fit une sortie par une poterne du château , dans le dessein d’ébranler l’ost royal. Lors de cette même sortie, le duc fut tué, avant même que le roi ne fut parvenu au château de Tintagel. Le duc étant mort, donc, trois heures après le roi Uther couchait avec Igraine, et cette nuit-là conçut d’elle Arthur ; avant le jour, Merlin vint au roi, lui enjoignit de se préparer, et celui-ci embrassa dame Igraine puis partit en tout hâte. Mais lorsque la dame entendit dire que le duc son mari était mort, sans aucun doute possible, avant que le roi Uther ne fut venu à elle, elle se demanda avec émerveillement qui pouvait être celui qui avait couché avec elle, sous l’apparence de son seigneur ; aussi fit-elle son deuil dans l’intimité, en se gardant de parler. Par la suite, l’ensemble des barons, d’un même accord, prièrent le roi de faire la paix avec la dame Igraine ; le roi leur assura que volontiers il ferait la paix, avant de leur donner leur congé. Et le roi, plaçant toute sa confiance en Ulfius, le chargea de traiter avec la dame, pour qu’enfin une rencontre ait lieu entre elle et le roi. Ce sera une bonne chose, déclara Ulfius [devant la dame et sa cour], notre roi est un chevalier vigoureux et n’est pas marié, tandis que dame Igraine est fort belle ; cela apporterait une grande joie sur nous tous, et le roi serait sans doute content d’en faire sa reine. Ils tombèrent tous d’accord sur ce projet, et en firent part au roi. Aussitôt il approuva volontiers, en bon chevalier plein d’ardeur, et ils furent promptement mariés un matin, dans la joie et l’allégresse. Le roi Lot de Lothian et des îles Orcades épousa quant à lui Morgause, qui fut la mère de Gauvain, et le roi Nantes de Garlot épousa Élaine. Tout cela eut lieu à la requête du roi Uther. Et la fée Morgane fut envoyée à l’école dans un couvent, où elle apprit bien des choses, au point de devenir grand clerc en matière de nécromancie ; par la suite, elle épousa le roi Urien du pays de Gorre, qui fut le père de messire Yvain aux Blanches Mains.
Chapitre III
DE LA NAISSANCE DU ROI ARTHUR ET DE SON ÉDUCATION
Alors le ventre de la reine Igraine enfla et enfla chaque jour, si bien que, la moitié de l’année étant écoulée, alors que le roi reposait auprès de sa reine, il lui demanda, sur la foi qu’elle lui devait, de qui était l’enfant en son corps ; elle s’avéra trop embarrassée pour répondre. Ne vous affligez pas, dit le roi, mais dites-moi la vérité, je ne vous en aimerai que mieux, sur ma foi. Sire dit-elle, je vous dirai la vérité. La nuit même où mon seigneur mourut, à l’heure même de sa mort, comme ses chevaliers peuvent en témoigner, arrivèrent à mon château de Tintagel un homme tout pareil à mon seigneur par l’apparence et la parole, avec deux chevaliers qui avaient l’aspect de ses deux chevaliers Brastias et Jourdain ; j’allais au lit avec lui, ainsi que le voulait mon devoir envers mon seigneur, et cette même nuit, comme j’en répondrai devant Dieu, cet enfant fut engendré. La vérité est telle que vous la dites, fit le roi ; car c’est moi en effet qui vins sous cette autre apparence, et donc ne vous affligez pas, car je suis le père de l’enfant ; puis il lui expliqua la raison de tout cela, et comme cela avait eu lieu sur le conseil de Merlin. Lorsque la reine sut qui était le père de son enfant, elle se réjouit grandement. Merlin se présenta bientôt devant le roi, et dit, sire, il vous faut pourvoir à l’éducation de votre enfant. Qu’il en soit fait selon votre volonté, fit le roi. Bien, répondit Merlin, je connais en ce pays l’un de vos liges, qui est un homme loyal et ficèle, et il sera chargé de l’éducation de votre enfant ; son nom est Ector, c’est un seigneur bien nanti, qui a des possessions en Angleterre et au Pays de Galles ; faites le mander, qu’il vienne vous parler et entende votre désir ; que par amour pour vous, il mette son propre enfant en nourrice chez une autre femme, et que sa femme s’occupe du vôtre. Lorsque l’enfant sera né, confiez-le moi avant son baptême, à la poterne secrète que voilà. Il en fut fait ainsi que Merlin l’avait projeté. Et lorsque le seigneur Ector arriva, il fit serment au roi d’éduquer son enfant, selon son désir ; alors le roi accorda de grands présents à Ector. La reine accoucha ; le roi ordonna à deux chevaliers et à deux dames de prendre l’enfant, enveloppé dans une étoffe dorée ; remettez-le au miséreux, quel qu’il soit, que vous rencontrerez à la porte de la poterne du château. Alors l’enfant fut confié à Merlin, qui l’emmena jusqu’au seigneur Ector et le fit baptiser par un saint homme, et le prénomma Arthur ; la femme d’Ector, donc, le nourrit de son propre sein.
Chapitre IV
DE LA MORT DU ROI UTHER PENDRAGON
Dans les deux qui suivirent, le roi Uther tomba gravement malade. Pendant ce temps ses ennemis se liguèrent contre lui, remportant une grande bataille, et tuant nombre de ses gens. Sire, dit Merlin, ne restez donc pas allongé ainsi, puisqu’il vous faut vous rendre sur le champ de bataille, quand bien même un cheval tirerait votre litière : car vous ne les vaincrez jamais si vous ne vous y rendez en personne ; alors seulement obtiendrez-vous la victoire. Il fut fait ainsi que Merlin l’avait projeté, et le roi fut emmené sur une litière, tirée par un cheval, menant un ost important contre ses ennemis. Une fois à St. Albans, ils furent confrontés à un grand ost venu du nord. Ce jour-là, messire Ulfius et messire Brastias accomplirent de hauts faits d’armes, et les hommes du roi Uther triomphèrent du bataille nordique et firent un grand massacre de gens, mettant les rescapés en fuite. Le roi rentra ensuite à Londres, où sa victoire fut l’occasion de grandes réjouissances. Puis il tomba extrêmement malade, si bien que durant trois jours et trois nuits, il perdit l’usage de la parole : par conséquent, tous les barons furent bien marris, et demandèrent à Merlin quelle était la meilleure conduite à tenir. Il n’est aucun autre remède, répondit Merlin, sinon que la volonté de Dieu soit faite. Pourtant écoutez, barons, rassemblez-vous tous au matin devant le roi Uther : Dieu et moi, nous le ferons parler. Au matin, donc, tous les barons accompagné de Merlin se présentèrent devant le roi ; puis Merlin dit tout haut au roi Uther, sire, votre fils Arthur doit-il régner, après votre mort, sur ce royaume et toutes ses dépendances ? alors Uther Pendragon se tourna vers lui, et répondit de façon à ce que tous puissent entendre, je lui accorde la bénédiction du Seigneur et la mienne, et l’enjoins à prier pour mon âme, qu’il revendique la couronne de plein droit, et avec révérence, au risque de perdre ma bénédiction ; sur ce il rendit l’âme, et fut enterré comme il convenait à un roi. En conséquence, la reine, la belle Igraine mena grand deuil, ainsi que tous les barons.
Chapitre V
COMMENT ARTHUR FUT CHOISI ROI, ET DES PRODIGES ET MERVEILLES D’UNE ÉPÉE SORTIE D’UNE PIERRE PAR LEDIT ARTHUR
Alors le royaume demeura en péril durant un long moment, car chaque seigneur ayant des hommes en abondance accrut encore ses forces, et ils étaient nombreux à s’imaginer roi. Merlin ensuite se rendit auprès de l’archevêque de Canterbury, et lui recommanda de faire mander tous les seigneurs du royaume, ainsi que tous les gentilhommes d’armes, afin qu’ils vinssent à Londres à Noël, à moins de vouloir risquer une malédiction ; et pour la raison que Jésus, né cette nuit-là, dans sa grande bonté accomplirait quelque miracle, car de même qu’il était venu pour être roi de l’humanité, il montrerait miraculeusement qui devait être de plein droit roi de ce royaume-ci. L’archevêque, donc, sur le conseil de Merlin, fit mander tous les seigneurs et gentilhommes d’armes afin qu’ils vinssent à Londres. Et nombre d’entre eux menèrent une vie réglée, pour que leur prière fût la plus acceptable auprès de Dieu. Ainsi, dans la plus grande église de Londres, qu’il s’agît de celle de Paul ou une autre le livre français n’en fait nulle mention, les grands du royaume se tinrent-ils pour prier, bien avant le jour. Lorsque les matines et la messe de prémices furent achevées, voici que dans le cimetière, auprès du maître-autel, parut une grande pierre de quatre mètres carrés, qui semblait taillée dans le marbre, au milieu de quoi se dressait comme une enclume d’acier d’un pied de haut, dans laquelle était fichée une belle épée, nue jusqu’à la pointe, et des lettres d’or étaient écrites autour de l’épée, qui ainsi disaient : — quiconque ôte cette épée de cette pierre et enclume, est roi-né de plein droit de toute l’Angleterre. Alors la foule s’émerveilla, et le rapporta à l’archevêque. J’ordonne, déclara l’archevêque, que vous demeuriez dans l’église, et priiez Dieu en silence ; que nul homme ne touche l’épée avant que ne soit achevée la messe solennelle. Aussi, lorsque toutes les messes eurent été dites, tous les seigneurs allèrent-ils contempler la pierre et l’épée. Et lorsqu’ils virent l’inscription, certains firent une tentative ; Mais pas un ne pût remuer l’épée, ni l’ébranler. Il n’est pas ici, dit l’archevêque, celui qui parviendra à tirer l’épée, mais ne doutez pas que Dieu le fera connaître. Mais voici ma recommandation, ajouta-t-il, que nous laissions dix chevaliers, des hommes de renommée, afin qu’ils gardent cette épée. Ainsi fut-il décrété, puis il fut proclamé que chaque homme qui le souhaiterait pourrait tenter d’obtenir l’épée. En outre, au jour du Nouvel An, les barons organiseraient des joutes et un tournoi, pour que tous les chevaliers qui y participeraient pussent tenter leur chance, et tout ceci fut décrété afin d’unir les seigneurs et les roturiers, car l’archevêque croyait que Dieu ferait connaître celui qui devait obtenir l’épée. Ainsi, au jour de l’An, une fois le service achevé, les barons chevauchèrent jusqu’au champ clos, certains pour la joute et d’autres pour le tournoi, et il advint que messire Ector, qui avait du bien près de Londres, se rendit à la joute, et avec lui chevauchaient messire Keu, son fils, et le jeune Arthur qui était son frère de lait ; messire Keu avait été adoubé chevalier à la Toussaint précédente. Or, comme ils chevauchaient vers les champs clos, messire Keu n’avait plus son épée, car il l’avait laissée au logis de son père ; il pria donc le jeune Arthur d’aller à cheval recouvrer son épée. Je m’en charge, dit Arthur, partant à cheval à la recherche de l’épée, mais lorsqu’il fut arrivé, l’hôtesse ainsi que toute la maisonnée était partie voir la joute. Alors Arthur furieux eut cette pensée, je m’en irai au cimetière, et m’emparerai de l’épée fichée dans l’enclume, car il ne se peut pas que mon frère messire Keu n’ait pas d’épée en ce jour. Aussi, lorsqu’il fut parvenu au cimetière, messire Arthur mit-il pied à terre et attacha-t-il son cheval à l’échalier, et il se rendit sous la tente, où il ne trouva pas de chevaliers, puisqu’ils étaient à la joute ; alors il saisit l’épée par les quillons, la retira de la pierre avec fermeté, la trouvant légère, puis il repartit à cheval pour rejoindre son frère, messire Keu, à qui il remit l’épée. Aussitôt que messire Keu vit l’épée, il s’avisa bien qu’il s’agissait de l’épée de la pierre, c’est pourquoi il se précipita auprès de son père Messire Ector, et lui dit : Messire, voyez ! Voici l’épée de la pierre, par conséquent je dois être roi du pays. Lorsque messire Ector eut contemplé l’épée, il fit demi-tour pour aller à l’église, et là tous trois descendirent de cheval, et entrèrent. Sur ce il fit jurer sur la Bible à messire Keu de révéler comment il avait obtenu l’épée. Messire, dit Keu, je la tiens de mon frère Arthur, car c’est lui qui me l’a apportée. Comment avez-vous acquis cette épée ? s’enquit messire Ector à Arthur. Messire, je vous le dirai volontiers. Lorsque je fus au logis pour chercher l’épée de mon frère, je n’y trouvai personne pour me la remettre, aussi ai-je pensé que mon frère messire Keu ne devait pas être privé d’épée, et me suis-je empressé de venir jusqu’ici, pour retirer sans mal l’épée de la pierre. Avez-vous trouvé des chevaliers, près de l’épée ? fit messire Ector. Nenni, répondit Arthur. Je comprends à présent, dit messire Ector à Arthur, que vous devez être roi du pays. Pourquoi moi, demanda Arthur, et pour quelle raison ? Messire, dit Ector, pour la raison que Dieu l’a voulu, puisque aucun homme jamais n’aurait pu extraire cette épée, sinon celui qui doit régner de plein droit sur ce pays. Maintenant, voyons si vous pouvez remettre là l’épée, telle qu’auparavant, et la retirer de nouveau. Cela ne requiert guère d’adresse, dit Arthur, et il replaça l’épée dans la pierre ; aussitôt messire Ector tenta d’extraire l’épée, et échoua.
Chapitre VI
COMMENT ARTHUR RETIRA L’ÉPÉE À PLUSIEURS REPRISES
Maintenant essaie, dit messire Ector à messire Keu. Sur ce, il tira l’épée de toute sa force, mais rien se produisit. À votre tour, dit messire Ector à Arthur. Bien volontiers, répondit Arthur, et il la retira facilement. Aussitôt messire Ector mit le genou à terre, ainsi que messire Keu. Hélas, fit Arthur, mon père, mon frère bien aimés, pourquoi vous agenouiller devant moi ? Nenni, nenni, mon seigneur Arthur, il n’en est pas ainsi, je ne fus jamais votre père ni de votre sang, mais je sais bien que vous êtes issu d’une lignée plus noble que je ne le supposais. Alors messire Ector lui raconta tout, comme il lui avait été remis par Merlin, avec l’ordre de l’éduquer. Et Arthur exprima une grande douleur lorsqu’il comprit que messire Ector n’était pas son père. Messire, dit Ector à Arthur, me traiterez-vous en seigneur bienveillant et gracieux, lorsque vous serez roi ? Dans le cas contraire je serais fort à blâmer, car vous êtes l’homme à qui je suis le plus redevable au monde, ainsi qu’à ma dame votre épouse, qui fut pour une mère, et qui m’éleva et prit soin de moi comme de son propre enfant. Et si c’est bien la volonté de Dieu que je sois roi, comme vous le dites, vous pourrez désirer de moi tout ce qu’il me sera possible d’accorder, je ne vous décevrai pas, que Dieu m’en garde. Monseigneur, dit messire Ector, je ne vous demanderai qu’une chose, que vous fassiez de messire Keu, mon fils et votre frère adoptif, le sénéchal de toutes vos terres. Ainsi soit-il, répondit Arthur, et j’ajouterai, sur ma foi, que nul autre homme que lui ne détiendra cette charge, tant que lui et moi vivrons. Ensuite ils se rendirent auprès de l’archevêque, et lui racontèrent comment l’épée avait été obtenue, et par qui ; et au jour de l’Épiphanie, tous les barons vinrent devant la pierre pour s’efforcer d’en retirer l’épée, du moins ceux qui le voulaient. Mais alors, en leur présence à tous, le seul qui pût s’en emparer fut Arthur ; voilà pourquoi bien des seigneurs furent courroucés, et déclarèrent que c’était grande honte pour eux tous et le royaume de devoir se placer sous l’autorité d’un garçon de basse extraction, et il y eut tant de querelles cette fois-là qu’il fut décidé d’attendre jusqu’à la Chandeleur, au cours de laquelle tous les barons se réuniraient à nouveau ; mais comme toujours les dix chevaliers reçurent l’ordre de surveiller l’épée jour et nuit, si bien qu’ils dressèrent un pavillon au-dessus de la pierre, et cinq toujours montaient la garde. À la Chandeleur, donc, bien d’autres seigneurs d’importance se présentèrent dans l’espoir d’obtenir l’épée, mais nul ne prévalut. Et à la Chandeleur, ainsi qu’il l’avait fait à Noël, Arthur derechef retira l’épée sans difficulté, ce qui affligea grandement les barons, et ceux-ci reportèrent encore leur décision jusqu’à la grande fête de Pâques. Ce qu’Arthur avait accompli auparavant, il le fit de nouveau à Pâques ; cependant certains des grands seigneurs se montraient si indignés, à l’idée qu’Arthur devînt roi, qu’ils ajournèrent jusqu’à la fête de la Pentecôte. Alors l’archevêque de Canterbury, guidé par la volonté de Merlin, réunit les meilleurs chevaliers qu’il y eût, pareils à ceux qu’Uter Pendragon préférait et à qui il se fiait le plus en son temps. Et ces chevaliers s’assemblèrent autour d’Arthur, comptant parmi eux messire Baudouin de Bretagne, messire Keu, messire Ulfius, messire Brastias. Tous ceux-ci, et bien d’autres, se tinrent toujours auprès d’Arthur, jour et nuit, jusqu’à la fête de Pentecôte.
[chapitre I, II, III, IV, V, VI complets ; chapitre VII en cours ; dernière mise à jour du 12/11/24]
En complément sur le mythe arthurien
Le lecteur curieux trouvera d’autres textes en lien avec le mythe arthurien sur ce site :
– quelques explications sur la signification du bleu au Moyen Âge, en lien avec le roi Arthur ;
– la mort du roi Uther Pendragon d’après l’auteur médiéval Robert de Boron ;
– le premier chapitre de mon roman Uter Pandragon, publié aux éditions Aux Forges de Vulcain et repris en poche dans la collection folioSF ;
– une réécriture de Sire Gauvain et le Chevalier vert, d’après la traduction de Sir Gawain and the Green Knight par John Ronald Reuel Tolkien ;
– un poème de Sofia Samatar, Une visite à la fée Morgane, sur le thème, évidemment, de la fée Morgane.