Clark Ashton Smith (1893-1961), s’il est devenu une figure fondatrice du fantastique, de la fantasy et du weird, aux côtés entre autres de ses amis H. P. Lovecraft et Robert E. Howard, s’était d’abord fait connaître pour sa poésie. Mais il écrit très jeune des romans influencés par ses lectures des Mille et Une Nuits, de Poe et des frères Grimm, et publie ses premières nouvelles à dix-sept ans dans les magazine The Black Cat et Overland Monthly.
C’est sans doute vers cette époque, entre 1910 et 1912, qu’il écrit la brève nouvelle Le prince Alcouz et le magicien, qui constitue une de ses premières tentatives d’écrire de la fantasy. C’est en tout cas ce que suggère Roy A. Squires, figure de la science-fiction américaine et exécuteur testamentaire de Clark Asthon Smith, qui a le premier publié cette nouvelle, à titre posthume donc, en 1977.
Je propose ici une traduction de la nouvelle, suivi d’un court commentaire et du texte en langue anglaise (États-Unis).
Le prince Alcouz et le magicien
Alcouz Khan était le fils unique de Yacoub Ullah, sultan de Balkh. Comme il était insoumis et vicieux de nature, le pouvoir et le luxe associés à sa position n’auraient guère pu le rendre meilleur. En grandissant il devint arrogant, cruel et dissolu, et durant ses années de maturité ses défauts et ses vices n’en furent que plus prononcés. Il était l’exact opposé de son père qui, étant un dirigeant sage et juste, s’était attiré l’affection du peuple.
Le prince passait son temps à des divertissements et débauches répréhensibles, et en mauvaise compagnie. Souvent son père le gourmandait, mais sans résultat. Celui-ci soupirait en songeant au jour pas si lointain, car il se faisait vieux, où le trône reviendrait à Alcouz. Cette succession, en effet, soulevait les craintes de tous, car le peuple se représentait bien quelle sorte de sultan deviendrait le jeune homme cruel et dissipé.
À Balkh vint alors un magicien réputé de l’Hindoustan, nommé Amaroo. Il fut bientôt fameux pour son talent de prédire l’avenir. Ses clients étaient nombreux et de toute condition, car le désir de déchirer un morceau de voile du futur est universel.
Alcouz, mu par l’impulsion commune, lui rendit visite. Le magicien, un petit homme aux yeux flamboyants et luisants, à la mise vaporeuse, se leva de la couche où il était demeuré assis, plongé dans sa méditation, et le salua bien bas.
« Je suis venu à vous », dit Alcouz, « afin que vous lisiez pour moi les décrets du destin, cachés et impénétrables.
– Je vous servirai, dans la limite de mes dons », répondit l’Hindou. Il pria son visiteur de prendre place et commença ses préparatifs. Il dit quelques mots d’une langue qu’Alcouz ne pouvait comprendre, et la pièce s’assombrit, à l’exception de la pâle lueur tremblotante d’un brasier de charbons ardents. Amaroo jeta dans celui-ci de nombreux copeaux de bois parfumé qu’il avait sous la main. Une fumée noire et épaisse s’éleva et, comme il s’y tenait, sa silhouette à demi dissimulée paraissant plus grande et plus impressionnante, il récita des incantations dans la langue étrange et inconnue.
La pièce s’éclaircit et sembla s’agrandir sans limite, et avec elle la vapeur noire. Alcouz ne pouvait plus voir les murs et la pièce était pareille à quelque vaste caverne enclose plus loin dans les ténèbres. La fumée prit des formes tournoyantes et fantastiques qui adoptèrent rapidement l’apparence d’êtres humains. Au même moment, les murs ténébreux se contractèrent jusqu’à délimiter un espace aussi large que la salle du trône du sultan. Plus de fumée s’éleva du brasier et grandit en longues rangées de piliers, puis en dais et en trône. Une silhouette obscure se tenait sur le trône, devant quoi les autres silhouettes se rassemblèrent et s’agenouillèrent. Elles devinrent vite plus nettes et distinctes, si bien qu’Alcouz les reconnut.
L’endroit était la salle du trône, et la silhouette assise, lui-même. Les autres étaient des officiers de la cour et ses amis proches. Une couronne fut posée sur la tête d’Alcouz, et ses courtisans s’agenouillèrent pour lui rendre hommage. La scène se poursuivit un certain temps, puis les formes se fondirent de nouveau en une vapeur noire.
Amaroo se tenait aux côtés du prince. « Ce que vous avez contemplé aura lieu en temps voulu, dit-il. À présent, il vous faut assister à un autre événement. »
Il se tint encore dans la fumée tournoyante et psalmodia des incantations, et de nouveau la vapeur devint piliers et trône, occupé par la silhouette solitaire d’Alcouz. Il restait assis le regard vide, absorbé dans sa méditation. Tantôt se présenta un esclave qui sembla lui parler, puis se retira.
Vint ensuite une silhouette qu’Alcouz reconnut comme étant celle d’Amaroo, le magicien hindou. Il s’agenouilla devant le trône et parut exposer quelque requête. La forme assise était apparemment sur le point de répondre, lorsque l’Hindou, bondissant soudain sur ses pieds, tira un long couteau de sa poitrine et lui donna un coup de poignard.
Presque au même instant, Alcouz, qui, regardait la scène frappé d’horreur, poussa un cri farouch et tomba raide mort, poignardé en plein cœur par le magicien, qui s’était faufilé derrière lui sans être vu.
Notes et commentaire
Le texte, très court, se veut une nouvelle à chute qui met davantage en avant une atmosphère et des motifs caractéristiques d’un Orient fantasmé (ses sultans plus ou moins cruels, ses magiciens fourbes qui feront les délices de Goscinny pour Iznogoud…).
Elle est publiée entre autres dans une anthologie de 1978 intitulée The year’s best fantasy stories et dirigée par Lin Carter, lui-même auteur, pour les éditions DAW Books. Carter remarque en particulier l’influence qu’ont exercé sur l’imaginaire de Smith les Mille et Une Nuits, rejoignant sur ce point Machen (voir La Roseraie), et bien sûr Lovecraft (lire notamment de celui-ci l’Histoire du Necronomicon), les trois auteurs étant influencés par le courant de l’Orientalisme. Le nom Alcouz, par exemple, se retrouve dans Les Mille et Une Nuits, pour désigner un boucher de Bagdad, qui finit borgne.
Carter vante le texte tout en le relativisant : « par sa brièveté et l’extrême précision du phrasé, presque poétique, il semble démontrer que d’un point de vue émotionnel Smith s’éloignait de la narration en vers pour passer à la narration en prose.
Une œuvre mineure, évidemment. Mais même l’œuvre mineure d’un auteur de fantasy majeur présente de l’intérêt. »
Les amateurs pourront lire une autre traduction de la nouvelle sur le site eldritchdark, ainsi qu’une version très légèrement différente du texte anglais, Prince Alcorez and the Magician, dans laquelle Smith utilise le nom Alcorez pour son prince, afin semble-t-il de faire écho à d’autres de ses œuvres.
Pour en lire plus :
Les lecteurs curieux pourront également lire ma traduction de poèmes de Lovecraft, dont son recueil Fungi de Yuggoth, où un poème est dédié à Clark Ashton Smith, dans la collection poésie des éditions Points (parution mars 2024), à commander par exemple ici :
Prince Alcouz and the Magician
Alcouz Khan was the only son of Yakoob Ullah, Sultan of Balkh. Unruly and vicious by nature, he was anything but improved by the luxury and power of his position. He grew up overbearing, cruel, and dissolute, and with mature years his faults and vices only became more pronounced. He was exactly the opposite of his father, who was a wise and just ruler and had endeared himself to the people.
The prince spent his time in reprehensible sports and dissipation and kept evil companions. His father often remonstrated with him, but without effect. He sighed when he thought of the day not far distant, for he was growing old, when Alcouz would come to the throne. The prince’s succession, indeed, was universally dreaded, for well the people knew what manner of Sultan the cruel, dissipated youth would make.
There came to Balkh from Hindustan a noted magician, by name Amaroo. He soon became famous for his skill in foretelling the future. His patrons were many and of all stations in life, for the desire to tear aside the veil of the future is universal.
Alcouz, actuated by the common impulse, visited him. The magician, a small man with fiery, gleaming eyes, who wore flowing robes, arose from the couch whereon he had been sitting wrapped in meditation, and salaamed low.
« I have come to thee, » said Alcouz, « that thou mayest read for me the hidden and inscrutable decrees of fate. »
« In so far as lies my ability, I will serve thee, » replied the Hindu. He motioned his visitor to be seated and proceeded with his preparations, He spoke a few words in a tongue Alcouz could not understand and the room became darkened except for the dim, flickering light of a brazier of burning coals. Into this Amaroo cast various perfumed woods, which he had at hand. A thick black smoke arose, and standing in it, his figure half-hidden and seemingly grown taller and more impressive, he recited incantations in the strange and unknown tongue.
The room lightened and seemed to widen out indefinitely, with it the black vapor. Alcouz could no longer see the walls and the room seemed some vast cavern shut in at a distance by darkness. The smoke formed itself into curling, fantastic shapes which took on rapidly the semblance of human beings. At the same time the walls of the darkness contracted till they limited a space as large as the Sultan’s throne room. More smoke arose from the brazier and grew to longs rows of pillars and to a dais and a throne. A shadowy figure sat upon the throne before which the other figures assembled and knelt. They rapidly became clearer and more distinct, and Alcouz recognized them.
The place was the royal throne room, and the seated figure was himself. The others were officers of the court and his personal friends. A crown was placed on Alcouz’s head and his courtiers knelt down in homage. The scene was maintained awhile and then the shapes re-dissolved into black vapor.
Amaroo stood at the prince’s side. « What thou hast beheld will in time come to pass, » he said. « Now thou shalt look upon another event. »
Again he stood in the whirling smoke and chanted incantations, and again the vapor grew to pillars and a throne occupied by the solitary figure of Alcouz. He was sitting with unseeing eyes, absorbed in meditation. Anon a slave and seemed to speak to him, then withdrew.
Then came a figure which Alcouz recognized as that of Amaroo, the Hindu magician. He knelt before the throne and seemed to present some petition. The seated shape was apparently about to reply, when the Hindu, springing suddenly to his feet, drew a long knife from his bosom and stabbed him.
Almost at the same instant, Alcouz, who was watching horror-stricken, gave a wild cry and fell dead, stabbed to the heart by the magician, who had crept up behind him unobserved.