« Gawain’s Leave-taking » (« Les adieux de Gauvain ») est un poème de John Ronald Reuel Tolkien, écrit probablement entre 1924 et 1925, et semble-t-il pas plus tard que le 23 août 1925. Strictement parlant, il s’agit en fait d’une traduction en anglais moderne : Tolkien s’appuie sur un poème médiéval, en moyen anglais, désigné par le vers « Against my will I take my leave », et qui remonte aux environs de 1400. C’est donc une traduction, mais aussi une transformation, ce qui explique pourquoi le poème obtenu est attribué à Tolkien : celui-ci a repris les trois premières et la dernière strophe du poème médiéval, en écartant quatre, et donnant le titre « Gawain’s Leave-taking » alors que le texte d’origine ne concernait ni Gauvain ni le mythe arthurien. Le poème prenait ainsi une dimension différente, qui le rattache au travail de Tolkien comme traducteur et de chercheur pour Sir Gawain and The Green Knight (1925), et d’ailleurs Christopher Tolkien intègre le poème à la fin de son édition de traductions de son père : Sir Gawain and the Green Knight, Pearl, and Sir Orfeo, publié en 1975.
J’en propose ci-dessous deux traductions personnelles, qui pourront éventuellement être modifiées, suivies du texte en langue d’origine (anglais) et d’un bref commentaire.
Gawain’s Leave-taking – traductions
Les adieux de Gauvain [1ère version, qui cherche à restituer le sens sans trop allonger le vers. Attention, les retraits de lignes ne sont pas restitués.]
Seigneurs et dames, allègres et admirables,
Recevez à présent ma bénédiction :
Soyez tous remerciés mille fois,
Et Dieu vous garde sains et saufs ;
Que vos pas mènent sur l’herbe douce ou le sol dur,
Qu’il vous guide afin que rien ne vous afflige,
Puisque ici j’ai trouvé l’amitié
Je prends congé contre mon gré.
Vous m’avez tant couvert d’affection et de faveurs,
Tant pourvu en vivres et en boisson,
Puisse notre seigneur qui fut cloué sur la Croix
Vous tenir une délicate compagnie.
Que vous soyez sur terre ou sur mer,
Qu’il vous guide afin que rien ne vous afflige.
Puisque vous m’avez apporté tant de plaisir
Je prends congé contre mon gré.
Quand bien même je m’en vais malgré moi,
Je ne pourrais demeurer ici pour toujours ;
Car toutes choses doivent finir,
Et même les amis se séparer, je le crains ;
Quelle que soit la force de nos liens
La mort nous arrachera à ce monde,
Et lorsque nous serons mis en bière
Nous prendrons congé contre notre gré.
À présent, salut à vous, tous gens de bien,
Salut à vous, jeunes et vieux,
Salut à vous, petits et grands,
Et mille fois grand merci !
Si quelque dessein vous tenait à cœur,
Je l’accomplirais bien volontiers –
À présent, Christ vous garde des peines cruelles,
Car enfin je prends congé.
Gauvain prend congé [2ème version, en octosyllabes rimés, avec ce que cela implique de sacrifices et modifications forcées.]
Gentes dames et gais seigneurs,
Que votre bonté soit bénie :
Mille fois merci, de bon cœur,
Et Dieu vous prête longue vie,
Vous guide sur roche ou prairie,
Et vous garde d’être affligés ;
Ici n’ayant qu’âmes amies,
Contre mon gré, je prends congé.
Vous m’avez tant traité en roi,
Tant servi en viande et en vin,
Christ qui fut cloué sur la Croix
Vous soit un gracieux soutien,
Et quelque soit votre chemin,
Qu’il vous garde d’être affligés ;
Car vous m’avez comblé de biens,
Contre mon gré, je prends congé.
Il me faut cependant partir,
Je ne puis rester sur ces terres ;
Car toute chose doit finir,
Jusqu’aux amitiés les plus chères ;
Quoi que l’amour en nous espère
La mort viendra nous déloger ;
Quand donc nous serons mis en bière
À contre-gré, prenons congé.
Salutations, ô bonnes gens,
Salutations, hivers, verdeurs,
Salutations, petits et grands,
Mille mercis pour tant d’ardeur !
Mais qu’un dessein vous tienne à cœur,
Je reviendrai sans déroger –
Christ vous préserve du malheur,
Car à présent, je prends congé.
Gawain’s Leave-taking
Now Lords and Ladies blithe and bold,
To bless you here now am I bound:
I thank you all a thousand-fold,
And Pray God save you whole and sound;
Wherever you go on grass or ground,
May he you guide that nought you grieve,
For friendship that I here have found
Against my will I take my leave.
For friendship and for favours good,
For meat and drink you heaped on me,
The Lord that raised was on the Rood
Now keep you comely company.
On sea or land where’er you be,
May he you guide that nought you grieve.
Such fair delight you laid on me
Against my will I take my leave.
Against my will although I wend,
I may not always tarry here;
For everything must have and end,
And even friends must part, I fear;
Be we beloved however dear
Out of this world death will us reave,
And when we brought are to our bier
Against our will we take our leave.
Now good day to you, goodmen all,
And good day to you, young and old,
And good day to you, great and small,
And gramercy a thousand-fold!
If ought there were that dear ye hold,
Full fain I would the deed achieve –
Now Christ you keep from sorrows cold
For now at last I take my leave.
Les remarques suivantes sont essentiellement une reformulation partielle, avec parfois quelques points de détail ajoutés, des recherches d’Andoni Cossio (voir les sources).
Contexte
Pour écrire sa « traduction composite », Tolkien a pu s’appuyer sur le texte médiéval d’‘Against my will I take my leave’ (d’après Vernon MS 407 v) tel qu’édité par le philologue américain Carleton Brown dans son livre Religious lyrics of the XIVth century, publié en 1924, que Tolkien possédait. Ce serait l’universitaire Kenneth Sisam, ancien professeur de Tolkien, qui aurait offert à celui-ci un exemplaire du livre de Brown, avant le 1er février 1924.
Brown et Tolkien avaient semble-t-il des échanges réguliers, Brown ayant envoyé au moins trois articles à Tolkien au fil des ans, et Tolkien ayant fait envoyer en mars 1938 un exemplaire d’auteur de l’édition américaine de son roman The Hobbit. Ces détails suggèrent l’intérêt de Tolkien pour le travail de Brown, et vont dans le sens d’une lecture approfondie de Religious lyrics of the XIVth century qui a pu inciter Tolkien à se lancer dans une traduction.
D’autres versions du poème existaient : dans le Simeon Manuscript, conservé à la British Library, dans le Vernon Manuscript de la Bodleian Libraries de l’Université d’Oxford, ainsi que dans des éditions de ces manuscrits par les philologues Hermann Varnhagen, F. J. Furnivall. On ignore si Tolkien les avait consultées, mais le Vernon Manuscript était la source de Brown : c’est un manuscrit médiéval anglais majeur, illustré et décoré, qui inclut des poèmes et des proses qui abordent des questions morales et religieuses.
Par ailleurs, selon la préface de Christopher Tolkien à son édition de Sir Gawain and the Green Knight, Pearl, and Sir Orfeo, le titre donné par Tolkien au poème établirait un lien avec un passage de Sir Gawain and the Green Knight (sur le sujet de Gauvain et du Chevalier Vert, voir ici), quand Gauvain quitte le château de Bertilak pour se rendre à la Chapelle Verte, où l’attend peut-être la mort.
À noter : le poème a été inclus dans The Collected Poems of J. R. R. Tolkien (2024, chez HarperCollins), dans le deuxième volume, où il porte le numéro 91.
Ballade médiévale
Le schéma de rimes suggère que la forme du poème trouve son origine dans la ballade française. Il s’agit d’un poème médiéval, forme fixe qui se compose de trois huitains ou dizains, suivis d’une demi-strophe appelé envoi, qui consiste en une apostrophe à un dédicataire. Chaque strophe comportent les mêmes rimes et se terminent par un refrain, les ballades à l’origine étant destinées à être chantées.
‘Against my will I take my leave’ ne correspond pas exactement à ce modèle, notamment par le nombre de huitains, plus nombreux. Tolkien s’en rapproche davantage pour son poème en supprimant quatre strophes centrales et en conservant la dernière strophe qui peut fonctionner comme envoi (l’apostrophe concernant en l’occurrence tout le monde). Il utilise par ailleurs le tétramètre, semble-t-il.
Tolkien applique le schéma de rimes : ABABBCBC DEDEECEC FGFGGCGC HAHAACAC. On voit comme cette disposition met en valeur le refrain (rime C), que la réapparition de la rime A donne l’impression d’une boucle, et on peut également remarquer que Tolkien préserve dans la mesure du possible des allitérations (« blithe and bold », « comely company », « friends must part, I fear », entre autres…), conservant ainsi des caractéristiques du texte médiéval.
Sources :
– Cossio, A. (2024). J. R. R. Tolkien’s ‘Gawain’s leave-taking’: A composite translation of ‘Against my will I take my leave’ (Vernon MS 407v) and a door to further criticism. Studia Neophilologica, 1–7. https://doi.org/10.1080/00393274.2024.2417924 ; l’auteur évoque notamment les implications du travail de Tolkien sur Sir Gawain and The Green Knight et Gawain’s Leave-taking », à une époque où il commence à rédiger The lays of Beleriand ;
– la page (fol. 407v) du Vernon Manuscript qui inclut le poème médiéval, telle que disponible sur le site de la Bodleian Library.