Rivers Solomon L'incivilité des fantômes analyse

Publié le 6 septembre 2019 aux éditions Aux Forges de Vulcain [1], L’incivilité des fantômes de Rivers Solomon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont, est un roman qui s’appuie sur l’histoire de l’esclavage aux États-Unis pour évoquer, par métaphore, le fait « de ne pas pouvoir s’échapper d’une situation invivable et inhumaine », selon les propres mots de l’auteur.

Science-fiction, afrofuturisme et LGBTQ pour révéler le monde

Cette métaphore prend très concrètement la forme d’un vaisseau spatial où les derniers survivants de l’humanité reproduisent des rapports de domination à la fois sociaux et racistes. Ce vaisseau, appelé le Matilda, est une allusion claire et assumée au Clotilda, dernier navire négrier des États-Unis. Il rattache le roman de Rivers Solomon à la science-fiction, bien sûr, mais plus particulièrement au courant de l’afrofuturisme : soit envisager l’avenir à partir des spécificités africaines ou afro-américaines.
Selon Marc Dery dans l’essai Black to the Future [2], l’afrofuturisme tend à

une fiction spéculative qui traite des thématiques afro-américaines […] dans le contexte de la technoculture du XXe siècle. […] Une sémantique afro-américaine qui s’empare d’une imagerie technologique et d’un futur prophétiquement augmenté

À ces enjeux s’ajoutent ceux de l’identité sexuelle et des communautés LGBTQ [3], puisque Solomon Rivers se revendique queer ou non-binaire, c’est-à-dire ne se sentant pas appartenir à un genre sexuel défini [4]. Dès les premières pages de la traduction, l’une des conséquences les plus immédiatement visibles pour le lecteur de L’incivilité des fantômes est l’utilisation du mot-valise iel (pour « il » et « elle ») afin de désigner un personnage sans préciser son genre.
Un tel choix contribue d’une part à donner l’impression d’un décalage linguistique cohérent avec l’idée qu’on pourrait se faire d’un futur possible, et d’autre part nous renvoie à des questions très actuelles et parfois polémiques. On peut penser simplement aux réactions que peut susciter le terme autrice !
De tels sujets sont à priori rebutants pour la catégorie des lecteurs qui fuiraient les sujets de société et chercheraient dans la lecture un refuge aux vicissitudes de ce monde, et ne nous leurrons pas, pour les lecteurs qui seraient politiquement hostiles à ce que représente une telle approche. Dans son entretien pour Usbek & Rica, Rivers Solomon montre sa lucidité quant à ses choix d’écriture :

Je n’ai pas écrit l’intrigue en me disant que je pourrais changer la face du monde. Ce n’est pas un manifeste. Certes, je traite de sujets politiques mais je pense que tous les livres le font. En tous les cas, tous les livres qui prennent une position assumée sur des sujets sociétaux. […] Je crois que j’écris pour les personnes qui sont déjà sensibilisés à ces questions. Je ne me dis pas : « Oh si seulement Trump pouvait lire l’incivilité des fantômes, tout serait tellement différent ! » Mais il est vrai que la science-fiction a toujours été très politique, parce que c’est un moyen de parler de notre monde et de montrer certaines de ses facettes sous un autre jour.

Rivers Solomon l'incivilité des fantômes analyse
Couverture par Elena Vieillard.

C’est donc en ayant en tête que de telles considérations, politiques ou génériques, élèvent un rideau de fumée entre une oeuvre et ses lecteurs, que nous invitons les curieux à se pencher sur l’incipit ci-dessous, qui correspondent aux premières pages du chapitre 1 de la première partie du roman, intitulée Thermodynamique (c’est-à-dire la science de la chaleur !).
On remarquera comment des noms symboliques mais existants, comme Aster et Nicolaée, ou le vocabulaire médical et scientifique (« chimioluminescent », « syntase »), somme toute réaliste, peut davantage susciter un effet d’étrangeté que l’emploi banalisé d’un « iel » ou des formules significatives telles que « Bas-Pontiens », qui pourtant renvoient à la cohérence interne du récit. C’est un rappel, presque grinçant, que la fiction est parfois l’art de faire croire aux fantômes du langage.

Résumé de l’éditeur

Aster est une jeune femme que son caractère bien trempé expose à l’hostilité des autres. Son monde est dur et cruel. Pourtant, elle se bat, existe, et aide autant qu’elle le peut, avec son intelligence peu commune, ceux et celles qu’elle peut aider. Mais un jour, un type la prend en grippe. Et Aster comprend qu’elle ne peut plus raser les murs, et qu’il lui faut se tenir grande. Sa rébellion est d’autant plus spectaculaire qu’elle est noire, dans un vaisseau spatial qui emmène les derniers survivants de l’humanité vers un éventuel Eden, un vaisseau où les riches blancs ont réduit en esclavage les personnes de couleur. Un premier roman qui prend pour prétexte la science-fiction pour inventer un microcosme de l’Amérique, et de tous les maux qui la hantent, tels des fantômes.

L’incipit de L’incivilité des fantômes

Aster retira de sa trousse deux scalpels pour les faire trembler dans une solution désinfectante. Ses doigts tremblaient, à cause du froid, et elle peinait à tenir ses instruments ; ils lui échappèrent et tombèrent avec un ploc disgracieux dans l’épais liquide. Dans dix minutes, elle allait amputer le pied gangréneux d’une enfant. Il fallait absolument qu’elle cesse de frissonner.

Était-ce donc cela, l’hiver ?

Une faible lumière, résultat de la réaction chimioluminescente entre du peroxyde, de la teinture orange et de l’ester, éclairait la salle d’opération improvisée. Sur le pont T, ils appelaient ces lanternes de fortune des étoiles-en-pot. Aster se demanda où ils avaient bien pu dénicher du peroxyde, sans parler de l’ester d’oxalate de phényle.

— Tu n’as qu’à la secouer, pour que les trucs à l’intérieur se mélangent, dit Flick, dont le pied pourri reposait sur deux coffres posés l’un sur l’autre. Regarde, tu as vu, tu as vu ?

Bien entendu, Aster avait vu. Flick ne pouvait-elle pas voir les yeux de sa jeune amie ?

Près de l’enfant, sur un panier en osier qui avait été retourné, reposait une pile de vieilles bandes dessinées. Sur le dessus, il y avait le numéro 19 du Règne de l’impératrice de la nuit : sur la couverture, on voyait une femme nommée Mariam Santi, qui portait un trench-coat beige et tenait à la main une sorte d’appareil cylindrique fait de métal et de bois. Quand elle pressait un minuscule levier avec son index, l’appareil propulsait une balle d’argent à très grande vitesse, et elle pouvait ainsi blesser ses ennemis.

— Fusil, se dit-elle à mi-voix.

Ses lèvres, que le froid avait collées, se séparèrent. Quand elle était petite, elle appelait ces armes des fusibles, parce que ces appareils avaient le don de tout faire sauter dans une histoire. Et parce que, la première fois qu’elle avait lu ce mot, elle l’avait mal lu.

Le numéro 19 de L’Impératrice de la nuit avait été l’un des préférés d’Aster quand elle était enfant. Elle l’avait lu toutes les aventures de Mariam Santi qu’elle avait pu trouver sur le Matilda. Les vieilles bandes dessinées circulaient de pont en pont, de quartier en quartier.

— Regarde ! Regarde ! On dirait que ça explose là-dedans quand je la secoue. Boum ! Boum ! Boum ! dit Flick.

— Elle non ! iel ! — secouait la lanterne avec énergie. Aster se réprimanda de son erreur. Sur son propre pont, on employait le pronom féminin pour tous les enfants, qu’ils soient garçons ou filles. Ici, par contre, on utilisait le pronom neutre iel. Il ne fallait pas l’oublier.

— Allez ! Allez ! Explose ! criait Flick en lançant l’étoile-en-pot dans les airs et en la rattrapant. Sauf que ça n’explose pas vraiment, hein ? Si ça explosait, il y aurait du feu, et le feu, c’est chaud.

Iel s’exprimait avec cette simplicité qu’avaient toujours les enfants persuadés de tout savoir.

— Mon arrière-grand-miman, continua-t-iel, elle dit qu’il y a déjà eu des coupures de courant avant, mais qu’elles n’ont pas duré longtemps. Après une semaine, c’était fini, et les Bas-Pontiens n’avaient pas besoin de rationner l’énergie. Pas de froid.

La peau marron foncé de Flick prenait la teinte du bronze, à la faible lueur de l’étoile-en-pot.

S’il y avait eu une vague possibilité qu’il réponde — et il n’y en avait aucune —, Aster aurait appelé le Chirurgien par radio. Il lui aurait donné un laissez-passer pour qu’elle puisse amener Flick jusqu’à sa clinique du pont G, ou en tout cas dans un endroit chauffé. Il aurait signé le document de son écriture cursive tout arrondie, et il y aurait appliqué son magnifique sceau doré. Aster ne connaissait pas tous les gardes du Matilda, mais parmi ceux qu’elle connaissait, pas un n’aurait refusé de se soumettre à un ordre venu directement de l’Incarnation de la Main céleste.

Néanmoins, Aster n’avait pas parlé au Chirurgien depuis trois semaines et demie, depuis le début des coupures de courant. Et pas de Chirurgien, pas d’accès aux hauts-ponts. Pas d’accès aux hauts-ponts, pas de chauffage.

— C’est comme une étoile, tu vois ? dit Flick.

Iel s’était emparé d’une autre lanterne qui, ayant été secouée, répandait sa chimioluminescence.

Aster regarda la lanterne, puis Flick, puis de nouveau la lanterne.

— Non, je ne vois pas, désolée, dit-elle.

— Une étoile, c’est un tas de petits trucs qui se rassemblent, et ça fait de la lumière. Non ? Des trucs chimiques et tout ça. Et dans nos lanternes, il y a des petits trucs qui se rassemblent pour faire de la lumière. Qui sont chimiques aussi. Tu es d’accord ou non ?

— Je suis d’accord, dit Aster qui, ayant étudié les bases de l’astromatique, avait une certaine familiarité avec ces notions.

— Donc, c’est la même chose. Des trucs chimiques et des trucs chimiques, quand on les met ensemble, ça fait de la magie, dit Flick en tirant la langue.

Aster ne pouvait qu’admirer la certitude de cette enfant, même si iel disait n’importe quoi.

— Ton modèle n’est pas assez précis, dit Aster. Il est donc, d’un point de vue scientifique, inutilisable.

Elle n’avait pas eu l’intention de s’exprimer aussi durement. Mais souvent, quand la fin de journée approchait, elle perdait la capacité d’adoucir son comportement naturellement abrupt pour amadouer ses interlocuteurs.

— Si l’on faisait de ce modèle une théorie, on en viendrait à affirmer qu’une valise est identique à une bombe. Des sucres et une syntase entrent en réaction et créent la molécule du coton dont est faite la valise. L’oxygène entre en réaction avec la poudre à canon et provoque une explosion. Des trucs chimiques et des trucs chimiques, quand on les met ensemble, ça fait de la magie. Cette phrase pourrait ainsi décrire l’une et l’autre de ces propositions, alors que nous savons pertinemment qu’une valise et une bombe ne sont pas du tout la même chose.

Flick cligna les yeux d’un air obstiné, tandis qu’Aster se creusait la tête pour trouver une explication que l’enfant comprendrait.

— Ce que tu dis, en fait, c’est qu’un être humain et un chien, c’est la même chose, parce qu’ils ont des os et du sang.

— Les gardes, ils traitent tout le temps les Goudrons de chiens, répliqua Flick, une main posée sur la hanche.

Aster sursauta ; elle n’avait pas entendu ce mot depuis très longtemps, et il évoquait en elle un fort sentiment d’appartenance. On appelait Goudrons les habitants des ponts P, Q, R, S, et T, pratiquement une nation à part sur le Matilda.

— Il ne faut certainement pas se fier aux gardes pour distinguer le vrai du faux, dit Aster.

Les yeux de Flick étincelèrent et iel prit un air faussement scandalisé.

— On va te punir si tu dis des choses pareils, femme. Tu ne sais pas que Nicolaée est notre souverain, élu des Cieux ? Et que les gardes sont les soldats de Nicolaée, et donc, par extension, les soldats des Cieux ? Les insulter, c’est insulter le divin, récita Flick d’une voix suraiguë.

l'incivilité des fantômes texte
La couverture de l’édition poche.

Notes :
[1] Dans la mesure où l’auteur de ces lignes est lié aux éditions Aux Forges de Vulcain, il ne faut attendre ici aucune objectivité. L’extrait est d’ailleurs rendu public avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
[2] Mark Derry, Flame Wars: The Discourse of Cyberculture, 1994.
[3] Pour rappel, LGBTQ : Lesbienne, Gay, Bi, Trans et Queer.
[4] On signalera ainsi que Solomon Rivers préfère se faire désigner par les pronoms « they » ou « them » en anglais, mais accepte les pronoms féminins en Français.