traduction en français du poème Ghost house de Robert Frost

 “Ghost House” (Maison fantôme, littéralement) est un poème narratif de Robert Frost écrit en semble-t-il en 1901 et inclus dans son recueil A Boy’s Will, publié en 1913 à Londres. « Ghost house » avait déjà été publié auparavant en revue (dès 1906 ?). Frost a alors entre trente et quarante ans, et alterne entre une vie modeste de fermier et de professeur d’anglais. Quand il publie le recueil, son premier, il vit en Angleterre avec sa famille, précisément dans la petite ville de Beaconsfield où il loue un cottage. Mais le poème est sans doute à rattacher au paysage de la ville de Derry et du New Hampshire des États-Unis, où Frost a tenté de vivre de sa ferme jusqu’en 1906. À ce moment de sa vie, Frost a déjà connu plusieurs deuils, dont celui de ses parents et d’un fils.
Je propose ci-dessous deux traductions du poème, une en prose et une en vers, ainsi que quelques notes et le poème en anglais (États-Unis).

[1ère version, en prose, pour mettre en avant la dimension narrative du poème. Les changements de paragraphe correspondent aux changements de strophe.]

Maison fantôme

J’habite dans une maison isolée, qui disparut il y a bien des étés de cela, ne laissant aucune trace hormis les murs de la cave où s’engouffre la lueur du jour et où poussent les framboises sauvages à tige violette.
Les sarments de vigne dressent leur bouclier sur les clôtures brisées, les bois renaissent sur les guérets ; dans le verger de nouveaux arbres ont poussé auprès des anciens, où le pic vert donne ses coups ; le sentier qui mène au puits a cicatrisé.
Je reste là, le cœur pris d’une douleur étrange, dans cette demeure disparue, très reculée, au bord de cette route à l’abandon et oubliée qui maintenant n’offre plus de bain de poussière au crapaud. La nuit vient ; les chauves-souris noires dégringolent et se précipitent ; l’engoulevent surgit pour pousser son cri, se taire, cliqueter et voltiger : je l’entends au loin qui entonne bien des fois son discours, avant qu’il n’arrive pour le proférer là dehors.
Elle se trouve sous la petite et terne étoile d’été. Je ne connais pas ces gens silencieux, qui partagent avec cet endroit sans lumière — ces pierres sous l’arbre aux branches basses portent sans doute des noms que gâte la mousse.
Ce sont des gens infatigables, mais lents et tristes — deux pourtant, un jeune gars et une jeune fille, restent l’un près de l’autre —, aucun d’eux ne chante jamais, et cependant, étant donné les circonstances, ils s’avèrent des compagnons aussi agréables que possible.

[2ème version, en vers, pour se rapprocher de la forme initiale du poème, et rechercher la brièveté du vers américain.]

Maison fantôme

Je demeure dans une maison à l’écart
Qui disparut il y a bien des étés,
   Et dont rien ne reste hormis la cave,
   Où pénètre la lumière du jour
Et où poussent les framboises violettes.

Les clôtures détruites sont couvertes de vigne,
Les bois reviennent sur les champs qui connurent la faux ;
   De l’ancien arbre fruitier a grossi un taillis
   De branches neuves que frappe le grand pic ;
La plaie du sentier qui mène au puits s’est refermée.

Mon cœur languit étrangement, comme je demeure
Dans ce logis disparu qui se tient tout au bout
   De cette route oubliée, à l’abandon,
   Qui ne baigne plus le crapaud dans sa poussière.
La nuit tombe ; les chauves-souris voltigent et plongent ;

L’engoulevent arrive pour pousser son cri,
Se taire, claqueter, battre des ailes :
   Je l’entends de bien assez loin
   Qui souvent commence son discours
Avant même qu’il n’arrive pour le débiter.

C’est sous une petite et pâle étoile d’été.
Je ne sais qui sont ces muettes gens
   Qui partagent cet endroit sombre avec moi —
   Ces pierres qui gisent sous les basses frondaisons
Portent à n’en pas douter des noms mangés de mousse.

Ce sont gens inlassables, mais lents et tristes —
Deux pourtant, enlacés, sont jouvenceaux, —
   Dont jamais aucun ne chante,
   Mais qui, en pareilles circonstances,
Me sont la plus douce des compagnies.

Robert Frost poème Maison fantôme
Photographie de la ferme restaurée de Robert Frost.

Pistes d’analyse

« Ghost House » est un poème narratif et descriptif qui reprend le thème bien connu de la maison hantée. La progression du poème repose sur le point de vue interne d’un narrateur qui n’est pas fiable, dans la mesure où lui-même constate son ignorance (« I know not » à la cinquième strophe) dès qu’il sort d’une logique descriptive, montrant la maison à l’abandon et livrée à la nature. Si certains motifs fantastiques apparaissent, les chauves-souris, la cave (souvenir de Poe ?), la référence aux oiseaux, à la vigne, évoque davantage une célébration de la nature triomphante et guérisseuse comme l’indique « The footpath down to the well is healed » (Dunsany en 1915 allait dans le même sens). Les allitérations contribuent d’ailleurs à donner une impression harmonieuse en lien avec cette nature, « small dim summer star », « low-limbed tree », « mosses mar ». « Summer », l’été, donc, moment de la moisson qui n’aura pas lieu ici, rompt d’ailleurs avec le cliché (romantique) de la ruine hivernale.
Relevons aussi l’assonance des vers « The whippoorwill is coming to shout / And hush and cluck and flutter about », façon peut-être de restituer le chant de l’oiseau. Une légende (dont se souviendra Lovecraft dans The Dunwich Horror en 1928 !) notamment de la Nouvelle-Angleterre, prétend que l’engoulevent perçoit le départ des âmes et peut alors s’en emparer. Il s’agit d’un prédateur inquiétant dans ce contexte, donc, et l’on comprend logiquement que le locuteur soit aux aguets : c’est que lui-même est vraisemblablement un fantôme, attaché irrémédiablement à un lieu disparu en compagnie d’autres spectres dont il partage la tristesse (« a strangely aching heart », « tireless folk, but slow and sad ») et le silence. La demeure est également fantomatique, comme l’indique immédiatement le titre « Ghost house », maison fantôme et non pas simple maison hantée, lieu disparu (« vanished abode ») qui persiste pour ses seuls habitants défunts.
Le texte aboutit à une valorisation du jeune couple, dont il est sous-entendu qu’il est constitué de fantômes (« Those stones » sont, l’information est là aussi implicite, des pierres tombales). Fantômes parmi d’autres, mais les seuls qui soient caractérisés par leur jeunesse et leur intimité (« close-keeping »). Il est tentant de voir dans ce couple un reflet de celui de Robert Frost et sa femme Elinor, dans le contexte de leur vie à la ferme (celle-ci se visite !). Si l’on ajoute que la ferme de Frost finit par péricliter, on peut envisager que Frost offre ici l’image d’un souvenir de sa vie de fermier, hantée symboliquement par les deuils familiaux, dont l’aspect le plus positif fut la vie de couple.
Le poème se conclut en tout cas de façon douce-amère par la mention des « sweet companions », comme si la communauté, si malheureuse soit-elle, valait toujours mieux que la solitude qui est le lot d’autres « personnages » du poème : « lonely house », « The whippoorwill », « the small, dim, summer star ».
D’un point de vue formel, précisons que « Ghost House » en vers suit le schéma de rimes AABBA CCDDC, les variations de rimes se poursuivant de strophe en strophe.

traduction de poème de Robert Frost
La fenaison, peinture de Pieter Brueghel l’Ancien, 1565.

Ghost house – Robert Frost

I dwell in a lonely house I know
That vanished many a summer ago,
   And left no trace but the cellar walls,
   And a cellar in which the daylight falls
And the purple-stemmed wild raspberries grow.

O’er ruined fences the grape-vines shield
The woods come back to the mowing field;
   The orchard tree has grown one copse
   Of new wood and old where the woodpecker chops;
The footpath down to the well is healed.

I dwell with a strangely aching heart
In that vanished abode there far apart
   On that disused and forgotten road
   That has no dust-bath now for the toad.
Night comes; the black bats tumble and dart;

The whippoorwill is coming to shout
And hush and cluck and flutter about:
   I hear him begin far enough away
   Full many a time to say his say
Before he arrives to say it out.

It is under the small, dim, summer star.
I know not who these mute folk are
   Who share the unlit place with me—
   Those stones out under the low-limbed tree
Doubtless bear names that the mosses mar.

They are tireless folk, but slow and sad—
Though two, close-keeping, are lass and lad,—
   With none among them that ever sings,
   And yet, in view of how many things,
As sweet companions as might be had.