ange déchu par Cabanel

Extrait de l’album Let Love In de Nick Cave and the Bad Seeds, paru en 1994, Red Right Hand (La Main droite écarlate) est la chanson-signature de l’auteur, compositeur et interprète australien Nick Cave  ; sa plus populaire et sa plus reconnaissable pour avoir été maintes fois citées dans des séries (comme X-Files) ou des films – on peut l’entendre dans tous les épisodes de la saga Scream (à l’exception du quatrième épisode).
À partir de 2013, la série Peaky Blinders achève de faire entrer le titre dans la pop culture en l’employant comme générique, de surcroît dans un décorum parfaitement adapté à la thématique du diable qu’il aborde, Cillian Murphy faisant un parfait ange déchu déambulant parmi les flammes des fourneaux d’un quartier industriel de Birmingham, au début du 20e siècle. Mais bien que désormais populaire, la chanson de Cave recèle encore quelques mystères…
Vous trouverez ci-dessous une traduction de la chanson, suivie de quelques explications sur sa signification possible, et le texte original !

Par Rodolphe Casso

La Main droite écarlate

Fais un petit tour
Aux confins de la ville
Et traverse les voies
Où le viaduc se profile
Tel un oiseau de malheur
Mouvant et craquant

Où les secrets gisent
Dans les feux de signalisation
Dans les bourdonnements électriques
Hey mec, tu sais que tu ne reviendras jamais

Après le square
Après le pont
Après les moulins
Après les usines

Sous une tempête naissante
S’en vient un grand et bel homme
Dans un poussiéreux manteau noir
Avec une main droite écarlate

Il t’enveloppera de ses bras
Te dira que tu as été un bon garçon
Il ravivera tous les rêves
Que tu as mis une vie entière à détruire

Il s’enfoncera profondément dans la béance
Guérira ton âme rabougrie
Et tu ne pourras réagir d’aucune manière

C’est un dieu
C’est un homme
C’est un spectre
C’est un gourou

On murmure son nom
Dans cette contrée mourante
Mais cachée sous son manteau 
Se trouve une main droite écarlate

Tu n’as pas d’argent ?
Il t’en trouvera
Tu n’as pas de voiture ?
Il t’en obtiendra
Tu n’as pas d’amour propre
Tu te sens tel un insecte

Et bien ne t’en fais pas, mon pote
Car le voici
À travers le ghetto
Et le barrio
Et le taudis
Et la zone

Une ombre se répand
Partout où il se rend
Une poignée de billets verts
Dans sa main droite écarlate

Tu le verras dans tes cauchemars
Tu le verras dans tes rêves
Il surgira de nulle part
Mais sans être ce qu’il paraît être
Tu le verras dans ta tête
Sur ton écran de télé
Eh, mon pote, je te conseille de l’éteindre

C’est un spectre
C’est un dieu
C’est un homme
C’est un gourou

Tu es un rouage microscopique
Dans son plan catastrophique
Conçu et dirigé
Par sa main droite écarlate

Peaky Blinders Cillian Murphy red right hand
L’ange noir des Peaky Blinders (Cillian Murphy).

Commentaire

Nick Cave livre ici sa version du pacte faustien et du folklore des carrefours qui veut qu’à une croisée de chemins, de préférence à l’écart de la ville, le diable vienne à la rencontre de celui qui l’invoque. C’est de cette façon que dans les années 1930, le bluesman Robert Johnson, à qui l’on doit la bien nommée chanson Cross Roads Blues, aurait vendu son âme en échange du don de jouer de la guitare mieux que quiconque. (Mais comme ce type de pacte implique une contrepartie déplaisante, il connaîtra une mort prétendument violente – tout du moins non élucidée – à 27 ans, ouvrant ainsi le compteur du « Club des 27 ».)
Dans le décor urbain dressé par Nick Cave, pour lequel il s’est inspiré de la ville où il a grandi, Wangaratta (Australie), les références aux « cross roads » sont explicites : « Aux confins de la ville » / « traverse les voies » / « Après le square / Après le pont / Après les moulins / Après les usines ». Il en va de même pour les mentions au diable, souvent représenté dans ce contexte par un homme beau et élégant (« S’en vient un bel et grand homme »), auréolé de mystère et doté d’un charisme surpuissant (« C’est un dieu / C’est un homme / C’est un spectre / C’est un gourou »).
Par cette anaphore, Nick Cave semble vouloir évoquer d’un seul élan toutes les perceptions connues du diable, qu’elles soient religieuse (« C’est un dieu »), paranormale (« C’est un spectre »), ou prosaïque (« C’est un homme / C’est un gourou »). Plus loin, une énumération vient renforcer cette description universaliste de la figure de l’ange déchu : « Car le voici / À travers le ghetto / Et le barrio / Et le taudis / Et la zone ».
Dans la version originale, Cave emploie ces mots : « Through the ghettos / And the barrio / And the bowery / And the slum ». Ce faisant, il invoque à dessein des terme associés à des cultures différentes mais qui désignent tous la même chose : le quartier des pauvres. Dans un contexte américain (Nick Cave a beau être australien, la mythologie du Nouveau Monde infuse grand nombre de ses textes), le terme « ghetto » renvoie à l’imaginaire afro-américain, « barrio » à celui des Latinos, et « bowery » plutôt à l’univers des Blancs, puisqu’il s’agit d’une rue de Manhattan réputée particulièrement mal famée pendant la grande dépression des années 1920-1930, jusqu’à devenir un nom commun synonyme de « taudis ».

Robert De Niro Don Vito Corleone Godfather
Robert De Niro dans le rôle de Don Vito Corleone (Godfather II)

Le diable opère donc là où règne la pauvreté, sans distinction ethnique ou culturelle. Encore une fois, l’auteur pourrait, à travers ce morceau, avoir cherché à livrer une vision contemporaine définitive de la figure du diable – tout du moins dans un contexte anglo-saxon chrétien. Dans certains vers, Cave décrit même le démon comme une sorte de « parrain » des ghettos, un bienfaiteur capable de vous « donner » de l’argent (en échange de quoi ?) ou de vous procurer une voiture («Tu n’as pas d’argent ? / Il t’en trouvera / Tu n’as pas de voiture ? / Il t’en obtiendra »). C’est ici la facette prosaïque de diable (« C’est un homme »), qui est exposée. Un diable qui pourrait très bien prendre les traits de Robert de Niro dans Le Parrain 2 de Francis Ford Coppola, lorsqu’il arpente en tant que Don Corleone les rues de Little Italy, rendant service à la veuve et à l’orphelin (en échange de quoi ?).
D’ailleurs, pas besoin de fiction pour trouver des exemples concrets. Le diable de Cave pourrait très bien apparaître sous les traits d’un narcotrafiquant comme Pablo Escobar, lui qui a arrosé la population pauvre de Medellín de ses milliards et fait construire hôpitaux, écoles et églises, ce qui lui a valu un véritable culte. Selon Gabriel Garcia Marquez, « au sommet de sa splendeur, les gens dressaient des autels avec son image et lui allumaient des bougies dans les bidonvilles de Medellín. On croyait qu’il pouvait faire des miracles ».
Ceci nous amène à la figure du gourou (« C’est un gourou ») qui désigne généralement un homme se faisant passer pour un élu de Dieu afin de mieux extorquer à ses disciples des faveurs financières et/ou sexuelles. Il est tout à fait possible de relire le texte de Red Right Hand sous cet angle-là ; à savoir celui de la manipulation mentale, du lavage de cerveau, de l’emprise psychologique (« Il t’enveloppera de ses bras / Te dira que tu as été un bon garçon / Il ravivera tous les rêves / Que tu as mis une vie entière à détruire / Il s’enfoncera profondément dans la béance / Guérira ton âme rabougrie / Et tu ne pourras réagir d’aucune manière »). On peut même se demander si, dans les vers « Tu le verras dans ta tête / Sur ton écran de télé / Eh, mon pote, je te conseille de l’éteindre », Cave ne fait pas allusion aux hommes politiques – qui font généralement de parfaits gourous/manipulateurs.

Wagner Moura Pablo Ecobar with a beard in Narcos
Wagner Moura interprète Pablo Escobar dans la série Narcos.

Mais, que le personnage de Cave soit homme, gourou, spectre ou divinité, il resterait encore à résoudre le principal mystère de cette chanson – qui réside dans son titre : qu’est-ce donc que cette « main droite écarlate », cette « red right hand » qui s’impose ici comme le principal attribut du démon ?
Est-ce une arme ? Une marque ? Une blessure ?
Et pourquoi cette couleur ?
Rouge comme le feu ? Rouge comme le sang ? Peut-être bien les deux.
Nick Cave a emprunté le terme « red right hand » à John Milton, qui l’utilise dans Le Paradis perdu (Paradise Lost), publié en 1667. Ce poème épique en dix parties évoque comment Satan, après sa défaite face aux armées de Dieu, a infiltré le paradis pour corrompre Adam et Eve.
Voici le passage en question dans sa version d’origine :

What if the breath that kindled those grim fires
Awaked, should blow them into sevenfold rage
And plunge us in the flames; or from above
Should intermitted vengeance arm again
His red right hand to plague us?

Dans la plus célèbre traduction française du poème, réalisée au 19e siècle par Chateaubriand en personne, on obtient ceci :

Que serait-ce si l’haleine qui alluma ces pâles feux 
Se réveillait, leur soufflait une septuple rage
Et nous rejetait dans les flammes ; ou si là-haut
La vengeance intermittente réarmait
Sa droite rougie pour nous tourmenter ?

Dans le poème de Milton, la « red right hand » semble donc être une arme, une main écarlate, rougie comme un morceau de braise, capable de lancer des flammes depuis les cieux. Au début de Paradis perdu, il est d’ailleurs beaucoup question de flammes et de feu dans le combat eschatologique qui oppose Dieu à son archange maudit.
Pour la seconde hypothèse, celle qui voudrait que la « main droite » soit « écarlate » par la couleur du sang, il est aussi question de John Milton. Pour comprendre, il faut se pencher sur le texte d’une autre chanson de Nick Cave : Song for Joy. Il s’agit du morceau inaugural de l’album Murder Balads paru en 1996 à la suite de Let Love In, et qui a pour particularité de ne proposer que des textes où il est question de meurtres. Dans cette funeste chanson, un homme désemparé demande l’hospitalité à son interlocuteur. En échange, il lui promet de lui raconter une histoire captivante. Et pour cause : le narrateur explique comment une nuit, en rentrant chez lui, il a trouvé sa femme et ses trois filles assassinées par un maniaque.
Voici le passage qui nous intéresse  :

Ils n’ont jamais attrapé le coupable
Il est toujours en liberté
Il semble avoir commis beaucoup beaucoup d’autres choses
Citant John Milton sur les murs avec le sang de ses victimes
La police mène l’enquête à grands frais
Dans ma maison, il a écrit : « la main droite écarlate »
On m’a dit que c’était un extrait de Paradis perdu.

Dans sa version originale, cela donne  :

They never caught the man
He’s still on the loose
It seems he has done many many more
Quotes John Milton on the walls in the victim’s blood 
The police are investigating at tremendous cost
In my house he wrote “red right hand
That, I’m told is from Paradise Lost

La manière dont Cave cite ici Milton et sa « red right hand » plaide pour l’hypothèse d’une main rouge d’hémoglobine ; il suffit d’imaginer l’assassin plonger sa main dans le sang de ses victimes avant d’écrire du Milton sur les murs. Mais l’histoire ne dit pas si le meurtrier est un tueur en série ou le diable en personne…
À noter qu’il existe une version alternative de Red Right Hand, qui propose non seulement une réorchestration mais aussi de nouvelles paroles. Cette version a été enregistrée spécialement pour le film Scream 3 et est disponible dans l’album B-Sides & Rarities.

ange déchu Alexandre Cabanel red right hand
L’Ange déchu, 1847, Alexandre Cabanel

Red Right Hand 

Take a little walk
To the edge of town
And go across the tracks
Where the viaduct looms
Like a bird of doom
As it shifts and cracks

Where secrets lie
In the border fires
In the humming wires
Hey man, you know you’re never coming back

Past the square
Past the bridge
Past the mills
Past the stacks

On a gathering storm
Comes a tall handsome man
In a dusty black coat
With a red right hand

He’ll wrap you in his arms
Tell you that you’ve been a good boy
He’ll rekindle all the dreams
It took you a lifetime to destroy

He’ll reach deep into the hole
Heal your shrinking soul
But there won’t be a single thing
That you can do

He’s a god
He’s a man
He’s a ghost
He’s a guru

They’re whispering his name
Through this disappearing land 
But hidden in his coat
Is a red right hand

You don’t have no money?
He’ll get you some
You don’t have no car?
He’ll get you one
You don’t have no self-respect
You feel like an insect

Well don’t you worry buddy
‘cause here he comes
Through the ghettos
And the barrio
And the bowery
And the slum

A shadow is cast
Wherever he stands
Stacks of green paper
In his red right hand

You’ll see him in your nightmares
You’ll see him in your dreams
He’ll appear out of nowhere
But he ain’t what he seems
You’ll see him in your head
On the TV screen
And hey buddy, I’m warning you to turn it off

He’s a ghost
He’s a god
He’s a man
He’s a guru

You’re one microscopic cog
In his catastrophic plan
Designed and directed
By his red right hand