peinture iconoclaste d'Ensor

Salman Rushdie – 6 mars 1989 – poème

6 mars 1989

Ah ça, mon gars, sûr qu’on me traite de tous les noms ces temps-ci :
p. ex. (dangereux) opportuniste. P. e. plein-de-haine,
présomptueux, Satan, dans-le-dégoût-de-soi, criard,
du genre bon débarras pour la planète, si on le crevait.
Quand même, j’arrive à peinepeine à me souvenir de ma renommée.
 
Nom de nom, mon frère ! Tu as vu ce qu’ils ont fait à mon visage ?
M’ont crevé les yeux. Pété les dents,
voué à une vie de chien de la chienne, mis le grappin dessus,
écrit « et ainsi de suite » sur le front ! Écrit « bâtard » ! Écrit « fumiste » !
Je me rappelle à peinepeine à quoi ressemblait mon visage.
 
Maintenant, messieurs et bonnes dames, ils sont venus pour ma voix.
Si le Chat prenait ma langue, regardez qui-qui s’en réjouiraient —
des muftis, des politicards, « les miens », des profiteurs.
Quand même, sans-nom-et-sans-visage, voici mon choix :
ne pas fermer ma gueule. Continuer à chanter, malgré les attaques,
chanter (tandis que mes rêves se font assassiner par des faits)
les louanges de papillons brisés sur des chevalets.


Contexte d’écriture

Le poème « 6 March 1989 » est publié pour la première fois dans la revue littéraire anglaise Granta [1]. La parution a lieu après qu’une fatwa a été lancée, le 14 février 1989, par l’ayathollah iranien Khomeini : ce dernier réclame l’exécution de Salman Rushdie pour son roman Les Versets sataniques (1988). L’auteur vit alors sous protection policière et tente, en vain, de présenter des excuses au régime iranien. La menace de mort l’a d’abord plongé dans la torpeur, mais Salman Rushdie retrouve sa détermination et écrit le poème.
En France, le 28 février 1989, Jacques Chirac alors maire de Paris déclare au sujet de Salman Rushdie qu’il n’a : « aucune estime pour lui ni pour les gens qui utilisent le blasphème pour se faire de l’argent, comme ce fumiste — je pèse mes mots — qui s’appelle Scorsese, l’auteur d’un navet, la Dernière Tentation du Christ. Quand on déchaine l’irrationnel, il ne faut pas s’étonner de la suite des choses. » [2]
Le 7 mars 1989, l’Iran rompt ses relations diplomatiques avec l’Angleterre.
Le 12 août 2022, Salman Rushdie est attaqué lors d’une conférence dans la ville de Chautauqua, état de New York. Il est poignardé à de multiples reprises : l’attentat lui fait perdre l’usage d’un œil et d’une main.

L’Entrée du Christ à Bruxelles, peinture de James Ensor, 1888. Le peintre iconoclaste déclara : « Mes concitoyens, d’éminence molluqueuse, m’accablent. On m’injurie, on m’insulte : je suis fou, je suis sot, je suis méchant, mauvais… » [3]

6 March 1989

Boy, yaar, they sure called me some good names of late:
e.g. opportunist (dangerous). E.g. full-of-hate,
self-aggrandizing, Satan, self-loathing and shrill,
the type it would clean up the planet to kill.
I justjust remember my own goodname still.
Damn, brother. You saw what they did to my face?
Poked out my eyes. Knocked teeth out of place,
stuck a dog’s body under, hung same from a hook,
wrote what-all on my forehead! Wrote ‘bastard’! Wrote ‘crook’!
I justjust recall how my face used to look.
Now, misters and sisters, they’ve come for my voice.
If the Cat got my tongue, look who-who would rejoice–
muftis, politicos, ‘my own people’, hacks.
Still, nameless-and-faceless or not, here’s my choice:
not to shut up. To sing on, in spite of attacks,
to sing (while my dreams are being murdered by facts)
praises of butterflies broken on racks.
first print of Rushdie's famous novel
Une première édition des Versets Sataniques, 1988.

Notes :

[1] https://www.eclectica.org/v1n2/rushdie.html
[2] https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/03/02/l-affaire-des-versets-sataniques-m-chirac-renvoie-dos-a-dos-les-auteurs-d-appels-au-meurtre-et-salman-rushdie_4111899_1819218.html
[3] https://www.lesoir.be/art/1205705/article/soirmag/soirmag-histoire/2016-05-10/james-ensor-l-entree-du-christ-bruxelles

La traduction ci-dessus de « 6 march 1989 » de Salman Rushdie est personnelle et ouverte aux propositions.

Le poème se présente sous la forme relativement libre de deux quintils (strophes de cinq vers) qui évoquent le limerick anglais, sorte de poème humoristique ; ils sont complétés par un septain qui rappelle le genre de la ballade. Chaque strophe est construite autour de deux rimes. Le ton est celui de l’humour noir et de l’ironie féroce, faisant la part belle aux jeux de mots.