V – La Deuxième Génération – De la série télé au roman
Steven (Andrew Prine), Diana, Mike et Julie sous le vaisseau-mère |
Une affiche de propagande des Visiteurs |
Le tag emblématique de la série, réponse des premiers résistants |
La traduction en français
Chapitre 1
La lune s’était absentée du ciel nocturne, loin au-dessus des hautes sierras, et pourtant des sommets couverts de neige de ce paysage montagneux irradiait, subtile, une lumière à la douceur prononcée.
C’était des étoiles que provenait cette clarté. Par-delà l’air pur des montagnes, un nombre incalculable de petits points brillants, par milliards, peuplaient, foule dense, le noir profond de l’espace infini. Et les poussières d’étoiles dont était saupoudrée la Voie Lactée semblaient avoir été peintes à la bombe, d’un seul geste, au beau milieu de l’univers immense.
Il n’y avait pas un bruit hormis celui du vent nocturne qui, glacial, agitait les hauts pins de la Sierra. Puis vint le roulement sourd d’un petit camion auquel un silencieux faisait défaut.
Un pick-up gris à quatre portes, aux plaques californiennes poussiéreuses, progressait en cahotant sur le flanc d’une colline pierreuse. Les halos de ses phares égratignaient le chemin de terre parsemé de profondes ornières. La camionnette, cabossée et rayée de toutes parts, avait manifestement avalé bien des kilomètres. Ses portières avant affichaient le logo pelé des Constructions Burton.
Assis sur la banquette arrière, Meyer commençait à éprouver une certaine raideur. Une sourde douleur lui tiraillait le bas du dos. Cela faisait un bout de temps qu’ils s’étaient mis en branle. Il ressentait aussi les effets de la rareté de l’air, moins dense à cette altitude, et de l’éloignement de la civilisation. Il jeta un œil en direction de la forêt, dense et sombre, et s’évertua, tandis qu’il prenait la parole, à ne pas laisser paraître l’inconfort qu’il éprouvait.
– Bigre, les mecs, la pêche doit être rudement bonne par ici pour que vous vous embêtiez à faire tant de route !
– Ça en vaut la peine, y’a pas à chier, répondit Niblo.
Il occupait la place du passager, à l’avant, où il tétait le goulot d’une bière au long col. Bien que Meyer ne pût pas voir son visage, il sentit que l’humeur de Niblo s’assombrissait lorsque le grand costaud grommela :
– Un des derniers lacs valables qu’il nous reste depuis que…
Niblo s’interrompit, se mordit l’intérieur de la lèvre, finit sa bière d’une ultime lampée et jeta la bouteille par la fenêtre du véhicule. Comme à peu près tout le monde, Niblo avait appris à mesurer ses mots, même en présence d’amis, et il ne connaissait pas du tout ce Meyer.
Depuis la banquette arrière, Meyer regarda la nuque de Niblo, juste sous sa grosse tête, et observa la queue de cheval de l’homme se balancer contre son épais col roulé marron. Meyer savait comment la phrase de Meyer se serait achevée. “Depuis qu’Ils ont débarqué.” Meyer prit une profonde inspiration, puis il laissa son regard se perdre derrière sa propre vitre latérale. À travers une fugace trouée dans les frondaisons des pins, il put apercevoir, dans les cieux, la Constellation d’Orion. Comme on était en février, elle s’élevait, au sud, loin au-dessus des montagnes. Meyer savait que les deux étoiles les plus basses, Rigel et Saïph, qui représentaient le gros orteil gauche et le genou droit d’Orion, indiquaient l’est, en direction de l’étoile la plus brillante du ciel nocturne. Comme elle faisait partie de Canis Major, on l’avait depuis longtemps baptisée l’Étoile du Chien. Mais Meyer savait que son ancien nom était Sirius. C’était le système stellaire d’où Ils étaient venus.
Les Visiteurs.
Cela faisait désormais un bail qu’ils étaient venus rendre “visite” à l’humanité. Plus de vingt ans. Meyer passa en revue, dans sa tête, l’étendue des changements qui s’étaient produits depuis leur arrivée. Il y avait eu tant d’avancées spectaculaires. Mais d’autres changements aussi. Des changements plus déroutants et énigmatiques. Des changements qui rendaient Meyer beaucoup moins optimiste.
À l’avant, Niblo se redressa, desserra la veste de pêche kaki qui comprimait son corps replet, baissa le menton pour s’y préparer avec soin, puis il lâcha un rot sonore et interminable.
Le conducteur du pick-up, un homme mince, taillé à la serpe, du genre à ne pas aimer rester enfermé, sourit d’un air satisfait et dit :
– Je suis sacrément content que ce soit pas sorti par l’autre bout !
– Oh, je peux t’en servir un de ceux-là sans souci. Tiens, …
Niblo tendit un petit doigt grassouillet vers Burton.
– … tire sur mon doigt.
Burton lui décocha un large sourire.
– Ouais, ben et si tu tirais plutôt là-dessus, mon pote, fit-il en indiquant l’entrejambe de son propre pantalon de cuir noir.
À l’arrière, Meyer secoua la tête et ricana.
– Vous avez la classe, tous les deux !
Il éteignit la petite lampe de lecture qu’il avait utilisée jusque-là pour parcourir un guide de montagne au format poche. Sa ceinture de sécurité bouclée avec soin, Meyer était plus petit, plus sur la retenue, presque chauve, et plus urbain que les deux autres. Il portait une chemise bleu clair très habillée, boutonnée jusqu’en haut, qui était un peu trop usée pour qu’il pût continuer à la porter au travail et, par-dessus, une veste en daim marron. Comme il n’était pas, à l’instar de ses compagnons, un homme d’extérieur, son jean bleu impeccable n’était pas encore défraîchi. Et sa femme l’avait si bien repassé qu’elle y avait imprimé des plis, ce qui contribuait à créer entre lui et les deux hommes un contraste gênant.
Niblo était aussi imposant qu’un rhinocéros. Deux décennies plus tôt, il avait été arrière dans l’équipe de football de son lycée et avait ambitionné de passer pro. Un manque de discipline et trop de ces bouteilles aux longs cols avaient réduit à néant ce projet bien des années auparavant, bien que Niblo eût toujours trouvé plus simple de reporter la faute sur les autres. Une amertume l’habitait qui pouvait parfois déclencher des accès de rage en un battement de cil. Ses yeux étaient rapprochés, trop petits pour son visage potelé qui n’avait pas connu le feu du rasoir depuis plusieurs jours. Ses cheveux bruns filasses, de plus en plus rares, étaient rassemblés en une longue queue de cheval.
– Vraiment la classe, réitéra Meyer d’un ton enjoué.
– Hé, je t’avais prévenu, mec, dit Burton en souriant à Meyer dans le rétroviseur.
Burton était bel homme. Du style bronzé, à l’épaisse chevelure de jais, il arborait une moustache désuète qui formait des petites boucles aux coins de ses lèvres. Les trois hommes portaient des vêtements adaptés aux activités de nature, mais la minceur de Burton octroyait à son pantalon de cuir usé et à son col roulé gris un cachet que les tenues des autres n’avaient pas. Il était de ces hommes sûrs d’eux, drôles et dignes de confiance que les autres hommes admiraient et aimaient côtoyer. Les femmes quant à elles se laissaient séduire par son humour et son machisme discret.
Meyer l’avait rencontré lorsque la société de Burton était venue chez lui, à Sacramento, pour réparer une bricole dans sa cuisine. Ils s’étaient mis à parler de pêche, un loisir auquel Meyer s’était adonné et avait apprécié, enfant, en Caroline du Nord. Burton lui avait parlé de ce lac de montagne isolé et quand Meyer lui avait proposé de fournir la pile à combustible nécessaire au voyage, Burton l’avait avec entrain invité à l’accompagner pour une virée le temps d’un week-end.
Mais après trois heures de route à bord du pick-up, Meyer était sur le point de mettre un terme prématuré à l’escapade. Pour cette raison, il fut soulagé d’entendre Burton déclarer :
– OK, la cabane se trouve à la sortie du prochain virage. Tu vois ? C’est juste en haut de…
Burton cessa de parler et freina avant d’arrêter la camionnette.
Le subit changement d’humeur n’échappa pas à Meyer qui sentit monter en lui un début d’anxiété.
– Qu’est-ce qui se passe ? Il y a un problème ?
Burton murmura à l’adresse de Niblo :
– T’as vu ça ?
– Tu m’étonnes que j’ai vu !
– Quoi ? demanda Meyer, lui aussi à voix basse, en fronçant les sourcils. Vu quoi ?
Burton éteignit les phares du pick-up. L’obscurité se referma sur Meyer qui détacha sa ceinture et se pencha vers l’avant, les nerfs désormais à vif.
– Vu quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Un souci ?
Burton pointa du doigt la cabane en rondins qu’on pouvait apercevoir derrière les arbres. C’était une vieille cahute miteuse dont le porche s’était légèrement affaissé d’un côté sous le poids des ans.
– Là.
Burton faisait référence à une lueur bleutée, à peine visible, qui tremblotait à l’intérieur de la cabane. Ils la suivirent des yeux tandis qu’elle se déplaçait d’une pièce à l’autre.
Niblo décocha un regard interrogateur à Burton qui hocha la tête. Puis ils descendirent tous les deux du véhicule en prenant garde de ne pas faire de bruit. Burton enfila son bomber antédiluvien et sortit une torche électrique du vide-poche de sa portière. Il en tendit une deuxième à Meyer qui s’extrayait sans conviction du pick-up. L’air glacé des montagnes accentuait le frisson que Meyer ressentait déjà. Son haleine se matérialisa devant lui lorsque, nerveux, il dit en chuchotant :
– Peut-être qu’on devrait redescendre et prévenir quelqu’un que…
– Pff, railla Niblo en regardant Meyer, je suis sûr qu’on peut gérer ça tout seuls, mon grand.
Il plongea sa main dans un gros sac militaire entreposé à l’arrière de la camionnette et y empoigna un fusil de chasse à double canon. Il l’ouvrit en position cassée et y inséra deux cartouches. Il fourra ensuite quelques cartouches supplémentaires dans l’une des larges poches de sa veste de pêcheur.
Meyer se tourna vers Burton. Il était en train d’inspecter les chambres d’un revolver. La voix de Burton était calme, sereine et emplie de confiance.
– Tu te contentes de rester derrière moi avec cette torche, OK, partenaire ?
Il agrémenta sa question d’un clin d’œil pour encourager Meyer, puis il s’aventura entre les arbres en direction de la cabane.
Burton enfonça d’un coup de pied parfaitement placé la lourde porte de la bicoque. Il tenait la torche au bout de son bras tendu, collée à son revolver, en position de visée.
– Plus un geste ou…
Ses mots restèrent en suspens, sa voix éteinte par l’étonnement.
Dans la pièce sombre, devant lui, se tenaient deux femmes, surprises de le voir là. L’une d’elles était occupée à fouiller les tiroirs d’une commode tandis que l’autre inspectait le contenu d’un placard. Elle tenait dans ses mains une boule de petite taille, à peine plus grande qu’une balle de softball, qui luisait de la même lueur bleu clair que celle que les hommes avaient aperçue à travers la fenêtre de la cabane. Mais ce qui avait figé Burton sur place, c’était surtout le fait que les femmes étaient toutes deux complètement nues.
Elles levèrent les yeux vers lui d’un mouvement vif, clairement méfiantes mais nullement effrayées. Elles étaient toutes les deux sveltes, aux corps athlétiques, âgées d’une vingtaine d’années. La première avait la peau très sombre, d’un noir presque bleuté, celle d’une authentique Africaine. Elle avait les traits fins, avec un nez étroit et des lèvres qui suggéraient des gènes éthiopiens. La seconde était très pâle, tant et si bien qu’on pouvait lui supposer des origines nord-européennes. Elle avait les pommettes hautes et un nez droit aux narines légèrement dilatées qui semblaient constamment humer l’air avec attention et une sensibilité inaccoutumée.
Le faisceau brillant de la torche de Burton dansait de l’une à l’autre, balayant de haut en bas leurs charmes corporels, tandis que Niblo faisait son entrée derrière lui, son fusil toujours prêt à faire feu serré entre ses paumes charnues. En découvrant ce spectacle, il se fendit d’un large sourire émerveillé.
– Bien le bonjour, Mesdames !
Les pupilles de Niblo convergèrent immédiatement vers les seins de la blonde, d’instinct, guidées par une habitude profondément enracinée. Il constata que leur taille s’accordait parfaitement au reste de son corps gracile et que leur forme tutoyait la perfection. Peut-être un peu trop, comme s’ils avaient été sculptés. Niblo remarqua qu’il semblait aussi leur manquer cette malléable fluidité qui caractérisait les seins naturels. Des implants, décida-t-il sur-le-champ, à l’instar des dizaines de poitrines améliorées et raffermies par la chirurgie qu’il avait regardées et souvent tripotées chez Hooters et dans les diverses boîtes de strip-tease qu’il fréquentait. Mais ses yeux avertis les appréciaient malgré tout, particulièrement en imaginant l’usage qu’il pourrait bientôt en faire.
Dans le même temps, Meyer avait glissé un œil à l’intérieur de la pièce et détaillait lui aussi les femmes. Bien qu’il fût encore abasourdi par cette découverte et qu’il eût bien sûr reluqué leurs seins comme l’avait fait Niblo, le regard plus fin de Meyer remarqua davantage de détails physiologiques sur leur anatomie. Le ton de leur peau était quelque peu étrange. En tant que technicien en radiologie, Meyer était souvent en contact avec des gens aux textures cutanées très diverses. Pourtant il n’en avait jamais vu de semblables à celle de ces femmes. Leur peau semblait animée d’un léger éclat. Pas comme si elles avaient transpiré ou si elles s’étaient enduites d’huile, car elles étaient clairement sèches, mais plutôt comme si cet éclat était un composant naturel inhérent à leur chair.
Il sembla également à Meyer que leur peau ne présentait aucune pilosité. Hormis les cheveux coupés ras sur leurs crânes et les petites ombres à peine visibles de leurs sourcils et de leurs parties intimes, leur peau paraissait complètement lisse. Bien qu’elles eussent toutes deux l’air vives et d’être en excellente condition physique, la femme noire surpassait quelque peu l’autre en musculature et aussi un peu en taille.
Mais ce qui était de loin le plus surprenant se situait ailleurs. Meyer, qui se tenait derrière Burton, se pencha vers ce dernier.
– Leurs yeux, murmura-t-il d’une voix tendue, regarde leurs yeux.
Ceux de la blonde étaient d’un violet éclatant et ceux de la femme de couleur d’un rose brillant.
Jamais Meyer n’avait vu de tels yeux, même chez les Visiteurs. Leurs couleurs avaient un aspect déstabilisant qui provoquait chez Meyer un malaise étrange et palpable qui naissait dans le creux de son estomac. Il sentit instinctivement que quelque chose ne tournait pas rond.
Personne n’osait faire un geste. Puis Burton finit par demander :
– Qu’est-ce que vous foutez là, bordel ?
La blonde le fixa droit dans les yeux. Sa voix était calme, ses paroles mesurées, comme celles d’une personne qui s’exprimait dans une langue qui ne lui était pas totalement familière.
– … Cherchons des habits.
Meyer reconnut dans sa voix les notes d’un dialecte étranger, peut-être d’Europe de l’Est. Il regarda par-dessus l’épaule de Burton, braquant sa torche sur les femmes, tandis que Niblo laissait échapper un long soupir accompagné d’un ricanement et baissait le canon de son fusil.
Niblo s’approcha doucement des femmes et dit d’un ton faussement amical :
– Oh, non, ce serait vraiment dommage. Pourquoi cacher de si beaux corps ? Alors que la fête vient juste de commencer…
Il avança sa grosse main calleuse et la posa sur la nuque de la blonde. Ses yeux étroits pétillèrent de lascivité tandis qu’il faisait glisser sa main le long de sa colonne vertébrale. Puis soudain il tressaillit, comme frappé par un éclair. Il lâcha un puissant cri de douleur et retira précipitamment sa main, comme s’il venait de subir une terrible piqûre.
Meyer sursauta, alarmé.
– Qu… Qu’est-ce qui se passe ?
Niblo clignait frénétiquement des paupières et contemplait sa main, incrédule.
– J’en sais rien. Je… Putain !
Tout comme ses camarades le constatèrent, il vit que sa main saignait abondamment. Elle se mit ensuite à trembler. Il releva les yeux et fusilla la blonde du regard.
– Qu’est-ce que tu m’as fait ?
La blonde paraissait calme et sincère lorsqu’elle lui dit sans sourciller :
– Je suis désolée.
Niblo se rendit compte que tout son bras s’était mis à trembler. Sa colère monta soudain de plusieurs crans et il hurla :
– Tu m’as fait quoi, bordel ?! Tu…
Les mots s’emmêlèrent dans sa gorge gonflée. Le colosse s’était tout à coup étouffé. Il se mit à suffoquer, comme si on était en train de l’étrangler. Puis les secousses se propagèrent à l’ensemble de son corps.
– Niblo ! Qu’est-ce qui t’arrive ? glapit Meyer tandis que Burton se tenait coi, les yeux écarquillés. Qu’est-ce qui va pas ?
Mais Niblo n’était plus capable de répondre. Il convulsait, comme si des vagues entières d’électricité à haute tension pulsaient dans ses veines. Il lâcha le fusil de chasse. Meyer assista alors à une scène qui bien que très brève se dilata dans le temps, comme au ralenti. La femme à la peau sombre saisit le fusil avant qu’il ne touchât le sol et s’en servit comme d’une batte de baseball. D’un moulinet, elle frappa Burton à la tête avec tant de vigueur que son cou se brisa. Meyer entendit les cervicales de Burton se disloquer dans un craquement écœurant. Burton mourut avant de toucher le sol.
Meyer fit volte-face, le souffle coupé par la terreur, puis il fonça hors de la cabane par la porte encore ouverte.
La femme noire jeta à la blonde un regard entendu, leur échange silencieux ne servant qu’à confirmer la marche à suivre. Puis mue par une ferme résolution, la femme noire fila à la poursuite de Meyer dans la froide obscurité. La blonde ne bougea pas. Elle contemplait sereine le corps de Niblo étendu à ses pieds. On pouvait lire dans ses prunelles violettes une imperceptible tristesse. Le tronc et les membres de Niblo étaient tordus dans une posture grotesque, chaque muscle de son anatomie contracté, comme si on y avait fait des nœuds serrés. Ses yeux étaient exorbités, son visage déformé par toute l’atrocité de son ultime agonie. Il était étendu sur le parquet, pétrifié dans la mort.
La femme blonde répéta d’une voix douce :
– Je suis vraiment désolée.
Meyer courait à perdre haleine pour couvrir la distance qui séparait la cabane de la camionnette. La panique avait chassé le sang de sa figure. Il haletait et son cœur battait la chamade. Il glissa sur des plaques de neige et, en sprintant entre les arbres de la sombre forêt, il trébucha plusieurs fois sur des racines et des cailloux. Le vent glacé faisait danser les pans de sa veste suédée. Des brindilles lui fouettaient le visage, mais il restait concentré sur le pick-up dont la silhouette se dessinait devant lui, priant pour que Burton eût laissé les clés sur le contact.
Il avait presque atteint la route lorsque soudain une paire de mains noires surgit des frondaisons, au-dessus de lui, et agrippa sa veste par les épaules.
– Non ! cria-t-il, frappant compulsivement ces mains, en proie à la panique, comme si un essaim de frelon s’était abattu sur lui. Non ! Lâche-moi ! Lâche-moi !
Les mains le soulevèrent du sol. Ses pieds se balançaient et donnaient des coups, cherchant une prise au-dessous d’eux là où il n’y avait que le vide.
– Non, pitié ! Pitié !
Il continua à taper les mains féminines, en vain.
La femme à la peau noire était suspendue à l’arbre, par un mystérieux procédé, la tête en bas. Elle hissa Meyer encore plus haut afin qu’il pût contempler, terrifié, son visage stoïque et sens dessus dessous. Les braises roses de ses yeux le dévisageaient intensément. Il cessa de se débattre et plaida sa cause avec l’énergie du désespoir.
– S’il te plaît… Pitié, j’ai une famille. Je ferai tout ce que vous me demanderez. Mais ne me…
Il fut soudainement tiré vers le haut avec une force considérable, puis il disparut dans le feuillage.
Dans la cabane, une heure plus tard, la femme noire enfilait la veste de pêche kaki qui avait appartenu à Niblo. Elle portait déjà le col roulé marron à motifs forestiers et le pantalon kaki. Elle avait trouvé le moyen de modifier chaque vêtement pour qu’il convînt à sa fine morphologie. Malgré tout, être vêtue de la sorte lui était d’un grand inconfort. Elle gigotait dans ces habits comme s’ils lui irritaient la peau. Elle éprouvait quelques difficultés à respirer, ce qui accentuait sa gêne. Elle fit quelques pas en direction de sa blonde acolyte qui s’était approprié la chemise bleue trop habillée de Meyer, sa veste en daim et son jean. La femme de couleur se mit à parler dans une langue exotique faite de claquements et de consonnes. Bien qu’elle eût l’apparence d’un soldat strict et discipliné, sa voix, par contraste, semblait douce. La blonde l’interrompit.
– En anglais, Bryke. On s’était mises d’accord.
Bryke, puisque tel était son nom, supportait cette contrainte additionnelle aussi difficilement que la première. Quelle importance cela avait-il lorsqu’elles étaient seules ? L’approche la plus simple et la plus directe avait toujours la préférence de Bryke. Mais elle respectait le talent considérable de sa campagne pour la communication. Elle acquiesça.
– Ces vêtements que tu as modifiés sont trop serrés, Kayta.
Kayta, la femme à la peau claire, ne détacha pas son regard de l’orbe bleu qu’elle était en train de régler, posée sur la vieille table rustique de la cabane. Elle répondit à Bryke sans se départir de son calme.
– Nous n’en avons simplement pas l’habitude. La sensation du tissu sur ma peau me paraît bizarre à moi aussi.
Elle marqua une pause et ajouta d’une voix plus basse :
– Tu n’avais pas besoin de les tuer.
Mais Bryke savait ce qu’elle faisait. Avec son intuition affûtée et sa longue expérience de soldate, elle savait qu’elle n’avait pas eu le choix. Pas dans des circonstances aussi incertaines.
Kayta et Bryke baignaient dans la faible lumière bleutée qui irradiait de la sphère luisante posée sur la table. Kayta observa que Bryke respirait avec peine.
– Est-ce dû à l’altitude ?
Bryke fit non de la tête.
– L’air est mauvais.
Puis elle fit un signe en direction de l’orbe et dit :
– Est-ce que tu peux communiquer avec lui ?
Kayta hocha la tête et, du bout de ses doigts effilés, elle appliqua quelques réglages supplémentaires à la boule. La lueur bleue qui émanait de l’intérieur se mit à clignoter. Tandis que Kayta continuait à ajuster l’appareil avec minutie, Bryke repéra un gros scarabée noir qui était en train d’escalader l’un des coins de la table. Elle l’enfourna dans sa bouche et le fit descendre dans sa gorge avec l’aide d’un grand verre d’eau posé près d’elle.
Kayta fronça les sourcils et l’avertit :
– Je te l’ai déjà dit : boire de cette eau, c’est une très mauvaise idée.
Bryke, la confiance suintant par tous les pores, affronta le regard de Kayta et fit exprès d’en avaler une seconde gorgée. L’impassible courage de sa camarade arracha un sourire à Kayta. Puis elle se reconcentra sur l’image électrostatique qui était en train de se former à quelques centimètres au-dessus de la sphère bleue. Elle crépitait d’énergie et émettait des flashs sous l’effet d’interférences à haute fréquence. Puis elle se stabilisa lentement tandis qu’apparaissait l’image holographique d’un homme.
Il était nu. Sa peau présentait le même éclat que celle des femmes et il n’avait pas davantage de poils. Les cheveux très courts, sur sa tête, étaient coiffés vers l’avant, dans un style semblable à celui des Romains de l’Antiquité. Tout comme eux, il avait le nez aquilin. De son faciès carré se dégageait une impression de vigueur soulignée par la robustesse de son menton. Une vieille cicatrice courait le long de sa mâchoire, sur l’arête droite. Fine, elle partait de l’oreille et descendait presque jusqu’à la pointe du menton. D’autres coutures zébraient son torse, depuis longtemps guéries mais qu’on ne pouvait ignorer, auxquelles s’ajoutait une balafre profonde longue de trente centimètres le long de sa cuisse gauche. Byrke se souvenait des circonstances dans lesquelles il l’avait reçue. Ses yeux couleur ambre lui conféraient un regard particulièrement pénétrant. Pourtant, Kayta les avait souvent vus s’illuminer, lorsqu’il riait. C’était un commandant qu’on ne pouvait qu’admirer.
Il se trouvait dans ce qui semblait être une caverne naturelle peuplée d’ombres. Des bribes de données étranges apparaissaient, sporadiques, derrière lui, où elles défilaient sur des bandeaux lumineux et cristallins.
Kayta s’adressa à l’image éphémère :
– Ayden ? La qualité de la transmission est-elle à ta convenance ?
Après une courte pause qui laissait penser que le message avait mis du temps à lui parvenir, l’homme répondit :
– Oui, Kayta. Je présume que Bryke et toi avez atteint le premier objectif ?
– La phase un est terminée, Monsieur. Cependant, …
Elle songeait aux trois hommes.
– … il y a eu des dommages collatéraux. Je suis navrée de devoir l’indiquer dans mon rapport.
– Cela est parfois inévitable, je le sais, dit-il sur un ton plus grave, mais avec l’assurance qui seyait à un chef militaire accompli. Les conditions sur place sont-elles conformes à nos prévisions ?
– Je dirais que l’ensemble des caractéristiques gravitationnelles et biologiques ne devraient poser aucun problème. L’atmosphère…
Kayta s’arrêta et lança à Bryke un regard interrogateur. La femme aux yeux roses renifla et fit une moue un tantinet amère, mais elle finit par confirmer d’un mouvement de menton qu’elle saurait s’adapter aux circonstances. Kayta en déduisit qu’elle pouvait poursuivre.
– Nous pensons que les conditions atmosphériques sont acceptables.
– Qu’en est-il des questions géopolitiques ?
Bryke répondit d’une voix posée :
– Nos impressions initiales ont été confirmées. Si nous procédons avec la plus grande furtivité, c’est de loin la meilleure opportunité que nous ayons jamais eue.
Ayden ne réagit pas immédiatement. Ses prunelles ambrées se firent distantes et pensives. Il se tourna légèrement pour ne plus leur faire face. Bryke et Kayta échangèrent une œillade discrète. Elles savaient trop bien ce qu’Ayden était en train de faire. Elles l’avaient toutes deux souvent vu s’éloigner lors d’une réunion stratégique et faire les cent pas la tête baissée. Parfois, une heure pouvait s’écouler lorsqu’il méditait ainsi. Elles savaient qu’il prenait toujours en compte le moindre aspect d’une situation donnée et considérait toutes les combinaisons possibles et tous les pièges, avant de reprendre la parole.
En l’occurrence, presque une minute entière défila avant qu’il ne les regardât de nouveau et dît :
– Très bien. Je pars sur-le-champ pour vous rejoindre. Trouvez quelqu’un à même de nous conduire là où nous devons aller.
Chapitre 2
La caresse chaude du soleil était douce sur ses écailles. La sensation était merveilleuse et s’insinuait profondément dans son être pour réchauffer son sang naturellement froid. Ses paupières de cuir bien fermées, il tourna son visage reptilien vers le soleil pour en recueillir directement l’aveuglante chaleur, puis il se tint immobile. Il était au paradis. […]
Première page du chapitre 1 |
Deuxième page du chapitre 1 |
Analyse et commentaires
Martin, Diana et Mike Donovan |
Mike Donovan et Julie Parrish, farouches résistants |
John démasqué |