Water, is taught by thirst, traduction et analyse
« Water, is taught by thirst » est le premier vers d’un poème d’Emily Dickinson (1830-1886), généralement utilisé comme titre du poème en tant que tel. Il a été publié de façon posthume en 1896, par l’éditrice Mabel Loomis Todd, dans des conditions particulières : la même année, celle-ci est en conflit juridique avec la famille Dickinson, et il est connu qu’elle a tendance à modifier le texte selon ses propres considérations, privilégiant une ponctuation et des rimes plus conventionnelles ; ce qui lui est notamment reproché par Thomas Wentworth Higginson, ami et lecteur critique d’Emily Dickinson de son vivant, par ailleurs figure de l’abolitionnisme américain.
Le poème dans la langue d’origine
Plusieurs versions du poème existent donc, avec des variations typographiques. J’en donne ici deux exemples sourcés :
Water, is taught by thirst;
Land, by the oceans passed;
Transport, by throe;
Peace, by its battles told;
Love, by memorial mould;
Birds, by the snow.
Texte d’après l’édition Complete Poems, 1924, Part Four: Time and Eternity, poème CXXXIII (source)
Water, is taught by thirst.
Land — by the Oceans passed.
Transport — by throe —
Peace — by its battles told —
Love, by Memorial Mold —
Birds, by the Snow.
Texte d’après Wikisource, avec l’attribution du numéro 135.
Les archives de l’Amherst College du Massachussets, où a étudié Emily Dickinson, fournissent une « transcription » du poème, avec différents chiffres et modifications :
Traductions
La première traduction ci-dessous est personnelle. Dans la mesure où j’en propose d’autres par la suite, par des traducteurs avérés, la mienne se permet quelques audaces, toutes proportions gardées : je fais par exemple le choix de remplacer le verbe initial par un nom et d’écarter ainsi la répétition du « by » (« par »).
L’eau, leçon de la soif.
La terre — des Océans franchis.
Les transports — dans les affres —
La paix — des batailles narrées —
L’amour — du masque mortuaire —
Les oiseaux, de la neige.
Les traductions suivantes sont issues de publications existantes. Les variations entre les différentes versions montrent de façon immédiate la complexité d’un poème qui, par son caractère elliptique et symbolique, ouvre un champ important d’interprétations et de suggestions.
On apprend l’eau par la soif.
La Terre — par les Océans traversés.
La Jubilation — par les affres —
La Paix, par le récit des batailles —
L’Amour, par l’humus de la tombe —
Les Oiseaux, par la neige.
Extrait des Poésies complètes (Flammarion, 2009). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Delphy.
L’Eau, s’apprend par la soif.
La Terre — par les Mers franchies.
L’Extase — par les affres —
La Paix, par le récit de ses combats —
L’Amour, par l’effigie —
L’Oiseau, par la neige.
Extrait de Car l’Adieu c’est la Nuit. Traduction de l’américain par Claire Malroux (source).
Éléments d’analyse
Le poème ne respecte pas une organisation traditionnelle, tant au niveau des strophes que des rimes ou du mètre. Les rimes suivent le schéma : AABCCB, quoi que les mots « thirst » et « passed » relèvent plutôt de l’allitération. Les vers correspondant aux rimes A et C sont des trimètres (trois pieds), ceux correspondant aux B sont des dimètres (deux pieds). Chaque fois, le premier pied est trochaïque (syllabe longue puis courte), et le second est iambique (syllabe courte puis syllabe longue). Un exemple : WAter (longue-courte), is TAUGHT (courte-longue) by THIRST (courte-longue). Le dernier vers « Birds, by the Snow » en particulier est composé de mots qui comptent chacun une syllabe.
Les majuscules donnent du relief à certains noms, et l’emploi des tirets (ou des points virgules) impose un rythme, donne une identité visuelle au poème.
Le poème exprime tour à tour différents paradoxes, en apparence, le sens figuré favorisant des associations libres : « memorial mold » renvoie d’abord à la mort, thème poursuivi par la neige, qui introduit le cycle des saisons et la morbidité de l’hiver. La répétition de « by » / « par » instaure un système de parallélismes renforcé par les allitérations (« transport », »throe ») qui confèrent au poème son unité sonore. Chaque vers commence par ailleurs par une syllabe accentuée qui constitue un nom entier ou la première syllabe du nom, leur conférant un véritable poids sonore.
Les images permettent un glissement du concret à l’abstrait, par des associations logiques et pour ainsi dire immédiates qui s’établissent, une fois lu le premier vers, grâce à des ellipses elles-mêmes mises en avant par les tirets qui les rendent concrètes, jusqu’au dernier vers où la neige métamorphose l’eau initiale. Les noms correspondaient d’abord à des besoins et des valeurs humaines, de l’eau à l’amour, si bien que les « oiseaux » créent un effet de surprise et impliquent cette fois un temps de réflexion : les oiseaux revenant annoncent la fin de l’hiver, et donc le retour de la vie (Dickinson a mentionné plusieurs fois le rouge-gorge comme oiseau symbolique de l’arrivée du printemps).
Le moulage en plâtre de l’Inconnue de la Seine (vers 1900), dont des copies se répandirent chez divers artistes. |
« memorial mold » autorise plusieurs interprétations et traductions, mais on pourra songer à l’utilisation des masques mortuaires entre les XVIIIème et XIXème siècles (Lincoln aura même a deux masques moulés, de son vivant !) : la légende de l’Inconnue de la Seine, en France, aboutit même à une espèce de mode macabre dans le Paris de la Belle Époque (Rilke en 1910 s’en souviendra dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge).
Il est à relever que Dickinson évoque les masques mortuaires dans une lettre de juillet 1862 à son « précepteur » Thomas Higginson : « It often alarms Father-He says Death might occur, and he has Molds of all the rest- but has no Mold of me » (Lettre 268).
Souvent mon père s’en alarme – Il dit que la Mort peut survenir, et qu’il a des masques moulés de tous les autres- mais n’en a pas de moi [.]
Traductologie appliquée au poème de Dickinson
Je cite ci-dessous les pages d’André Davoust consacré à la traduction du poème Water, is taught by thirst de Dickinson dans Traductologie et poésie : Emily Dickinson entre la dérive des règles et les règles de la dérive. In: Cahiers Charles V, n°17, novembre 1994. Poésie en traduction. pp. 111-186 (source), dont je reproduis ci-après une partie des traductions du poème qu’il avait alors mentionnées pour en comparer les différentes approches.
Il est remarquable de constater comment il privilégie pour sa part les sonorités et leur puissance associative, dans un effort délicat d’équilibre entre implicite et explicite, et propose notamment des solutions pour conserver des rimes, enjeu toujours délicat de la traduction en poésie.
S’il est quelque chose dont le traducteur-poète ne peut se contenter, c’est bien de la simple signification. Et tout particulièrement dans le poème ci-dessus (n° 135), où ne s’exprime rien d’autre qu’une évidence, aussi forte soit-elle : la Présence ne se découvre vraiment que par l’Absence. La fascination qu’exerce ce texte est donc ailleurs, précisément dans ce que nous avons appelé sa signifiance. Celle-ci, faite ici d’une triple cohérence – syntaxique, rythmique et phonique (les 4 derniers vers riment, et les deux premiers sont assonancés) – s’enrichit à deux reprises d’un jeu polysémique (told et Mold) pour le moins pathétique, comme si dans son dénuement celle qui parle n’avait d’autre recours qu’une parole double. Mais n’anticipons pas.La question de savoir s’il faut effacer – comme nous le préconisions – les nombreuses reprises de par, nous place en effet dès le départ au cœur du débat : celui du rôle heuristique de la syntaxe, du rythme et des affinités sonores. Même si, pour le lecteur, l’ellipse s’éclaire peu à peu par le biais de sa propre réitération, il n’en reste pas moins que la disparition de la préposition peut désorienter. Or, c’est justement dans cet effort, dont chaque vers sera l’expression, que se percevra, rythmiquement, presque viscéralement, le thème du manque comme mode de connaissance. En effet, à l’impossibilité de conserver les trochées initiaux (à l’exception du premier vers : “L’Eau, c’est la Soif qui l’apprend”12), nous répondons par le rythme heurté des juxtapositions elliptiques : “La Terre – les Mers qu’on a franchies – / L’Extase – l’Agonie13“. Enfin, en rapprochant Mers de Terre, nous donnons à entendre, à l’instar de P. Leyris, l’indissociabilité des contraires, suggérant du même coup le principe du parallélisme des complémentarités : ce que l’Eau est à la Soif, comment la Terre ne le serait-elle pas pour la Mer, tant sont proches leurs résonances ?Cet apprivoisement sonore de l’ellipse, nous le poursuivons par le truchement de la rime : ainsi, franchies est relayé par Agonie. La rime est en effet à un carrefour privilégié : celui des axes paradigmatique et syntagmatique. En faisant rimer Throe et Snow, told et Mold, E.D. construit un réseau. À nous de reconstruire le nôtre, qui redira lui aussi, même si les alternances sont différentes, toute l’ambiguïté de la relation (antinomique et fondatrice) entre les acteurs et les obstacles.Dans une perspective où la rime a un pouvoir structurant, la suppression de par se révèle particulièrement précieuse, surtout si l’on veut conserver aux vers 4 et 5 toute leur richesse. Dans le premier, le participe told évoque aussi bien le récit que le décompte des batailles, sans oublier la possible allusion au glas (toll /tolled) .Tout aussi complexe, le cas de Mold. Dans son édition Variorum, Thomas A. Johnson note : “By Mold. ED means a pictorial representation ”, et il cite la réponse qu’elle fit en juillet 1862 à Higginson, qui lui demandait une photo d’elle : “He (le père d’E.D.) has Molds of all the rest – but has no Mold of me ”. Or il se trouve que ce sens métaphorique de Mold est non seulement strictement idiolectal (ni OED, ni Wb n’y font allusion), mais de plus, unique dans toute l’œuvre d’E.D., pour qui le terme évoque généralement l’humus ou la terre de la tombe. Ici, les traducteurs sont souvent prisonniers de leur choix initial : la présence de la préposition par leur crée de telles contraintes qu’ils sacrifient soit la rime (Claire Malroux14 et Pierre Leyris ne font rimer, en tout et pour tout, que deux vers sur six), soit l’ambiguïté, soit tout simplement l’élégance, qui cède alors le pas au prosaïsme. Difficile pourtant d’escamoter ces canons qui tonnent dans “ its Battles told”15, d’où notre traduction : “les Contes de ses Canons”. Si le jeu de mots sur told n’y est pas explicite, il n’est pas interdit de lire en filigrane que derrière ces Contes se règlent des comptes et pleuvent des coups qui se comptent et qui comptent. Le mot bilan (“le bilan de ses Batailles”) a été écarté, car malgré sa polysémie (il désigne à la fois une formulation, un décompte et, particulièrement, un décompte funèbre, comme le toll de death toll), il ne permettait pas l’effet d’écho des “Contes de ses Canons”, dont l’assonance sera reprise avec Médaillon du vers 5.Si, dans “L’Amour – la Mémoire du Médaillon”, la mort reste implicite, elle n’en est pas moins présente sur le plan sonore, car les labiales sont toujours là, porteuses comme en anglais d’une douceur délétère. Ici encore, nous n’avons pas voulu privilégier la recherche d’une polysémie ponctuelle, au détriment de la cohérence de l’ensemble. Une formule comme au “le Tertre16 sous l’Effigie”, qui associe la terre, l’image et la mémoire17, mais dont les dentales sont trop agressives, nous aurait conduit à ré-organiser le vers 4 au prix d’une préciosité et d’une surtraduction (“le Dit de ses Tueries”).Il ressort de cette analyse que la traduction tire ici sa force de la conjonction d’une syntaxe elliptique et d’un réseau de rimes sémantiquement structurantes18. Non pas que la rime doive être omniprésente : nous ne sommes pas devant une comptine. C’est ainsi qu’il y a toujours au moins deux vers blancs dans chacune des quatre versions que nous proposons, même si la première est la seule à nous satisfaire. Les trois autres ne sont là en fait que pour faire affleurer certaines des configurations latentes du texte, l’une d’entre elles renvoyant à l’actualité la plus tragique19. Au lecteur ensuite, s’il le souhaite, de re-sertir à son gré ce poème-médaillon, ce camée, à partir d’un réseau qu’il aura lui-même reconstruit, récusant et re¬composant20 à son tour.
Note :
[1] : Référence : Todd, Mabel Loomis, ed. (1896), Poems by Emily Dickinson: Third Series, Boston, MA: Roberts Brothers
Notes pour Davoust, André, Traductologie et poésie : Emily Dickinson entre la dérive des règles et les règles de la dérive. In: Cahiers Charles V, n°17, novembre 1994. Poésie en traduction. pp. 111-186 ;
12. Cette remarquable traduction, empruntée à P. LEYRIS qui nous a autorisé à citer certaines de ses traductions (à paraître), a en outre le mérite de faire siffler la soif.
13. Agonie est pris dans son ancien sens d’ angoisse de l’âme (cf. le grec agônia : lutte, angoisse).
14. Les traducteurs les plus fréquemment nommés seront désormais cités par de simples initiales (C.M. pour Claire Malroux, P.L. pour Pierre Leyris, G.F. pour Guy Forgue).
15. Qu’on songe ici à la fréquence, dans la poésie dickinsonienne, du mot ball, au sens de boulet. Tout un poème (le n° 596) est d’ailleurs consacré au premier soldat d’Amherst tué pendant la guerre de Sécession, à la bataille de…. Ball’s Bluff.
16. Tertre se substitue ici à terre, qui figure déjà au vers 2.
17. Le sème de commémoration exprimé par Memorial peut être considéré comme contenu dans Effigie.
18. C’est dans cette perspective que Charlotte Mélançon fait rimer les vers 2,4 et 6 (mer, guerres, hiver). Toutefois en remplaçant Neige par Hiver, elle gomme l’ambivalence de Snow, ambivalence proclamée par E. D. à la fin du poème 1133 qu’elle dédie à la neige et conclut ainsi : « Were every storm so spice / The Value could not be« .
19. Cette actualité, toujours narrée, si peu vécue, des conflits dits “régionaux” (en Bosnie ou en Somalie) où la paix prétend se chercher par la guerre.
20. Pourquoi, par exemple, ne pas remplacer “la Mémoire du Médaillon” par “la Mémoire de l’Effigie” ?