Clovis victorieux à Tobiac

Fafhrd et le Souricier Gris sont les antihéros de sword and sorcery que Fritz Leiber esquisse dans son texte Induction de 1957 : introduction, ou, avec une certaine ironie, « intronisation » dans le monde imaginaire de Nehwon où les protagonistes ne sont pas toujours sympathiques, accomplissent des exploits un peu au hasard, sinon contraints par de plus puissants qu’eux, et meilleurs amis du monde sont capables de fâcheries et de mesquineries… Leurs aventures n’étant pas à ce jour dans le domaine public, je me contente de traduire ici cette brève présentation des deux compères et de leur univers, suivi d’un commentaire également bref sur leurs débuts littéraires, puis du texte dans sa langue d’origine (américain).

Clovis en guerrier réclamant la victoire à Tolbiac
Bataille de Tolbiac, Ary Scheffer, 1836

Intronisation

Séparé de nous par des abîmes de temps et de dimensions plus étranges, l’ancien monde de Nehwon rêve parmi ses tours, ses crânes et joyaux, ses épées et sortilèges. Les royaumes connus de Nehwon se massent autour de la Mer Intérieure : vers le nord s’étend la forêt verte du féroce Pays des Huit Cités, à l’est s’étire la steppe où demeurent les cavaliers mingols, et le désert où se traînent des caravanes depuis les riches Terres de l’Est et le fleuve Tilth. En direction du sud, cependant, reliés au désert par la seule Terre Engloutie, enclos par la Grande Digue et les Monts de Famine, s’étalent les champs fertiles de céréales ainsi que les cités fortifiées de Lankhmar, les plus anciennes et les plus importantes des terres de Newhon. Surplombant le pays de Lankhmar, tapie tout près de l’embouchure limoneuse de la rivière Hlal en un recoin abrité entre les champs de céréales, le Grand Marais Salant et la Mer Intérieure, se tiennent les murailles massives et les ruelles labyrinthiques de la métropole nommée Lankhmar, foisonnante de voleurs comme de prêtres rasés, de magiciens aux maigres silhouettes comme de marchands aux ventres rebondis — Lankhmar l’Impérissable, la Cité de la Toge Noire.
À Lankhmar, lors d’une nuit terne, s’il faut en croire les livres runiques de Sheelba de la Face Anophtalme [1], se rencontrèrent là pour la première fois ces deux équivoques héros et fantasques vauriens, Fafhrd et le Gris Souricier. Les origines de Fafhrd étaient aisées à deviner, par sa taille d’environ deux mètres et la souplesse visible de ses longs membres, ses atours forgés et son immense espadon [2] : de façon évidente, il s’agissait  d’un barbare de la Désolation Glacée, au nord même des Huit Cités et des Monts du Ressaut du Troll. Les antécédents du Greffier s’avéraient plus cryptiques, et auraient été difficiles à déduire à la vue de sa stature juvénile, de son habit gris, de son capuchon en peau de souris qui plongeait dans l’ombre sa figure aplatie et basanée, et de sa rapière trompeusement délicate ; mais quelque chose en lui suggérait les cités et le sud, les rues obscures ainsi que les étendues inondées de soleil. Comme les deux se toisaient l’un l’autre d’un air de défi à travers la brume trouble, qu’éclairaient indirectement de lointaines torches, ils étaient déjà vaguement conscients d’être une pair de fragments, longtemps séparés, appariés pour former un héros de plus grande envergure, et que chacun avait trouvé un camarade qui survivrait à mille quêtes et à une vie entière — ou à une centaine de vies — d’aventures.
À cet instant, nul n’aurait deviné que le Gris Souricier se nommait autrefois Souris, ou que Fafhrd avait été récemment un jeune homme dont la voix restait haut perchée, à force d’entraînement, et qui, portant seulement des fourrures blanches, dormait encore dans la tente de sa mère bien qu’il eût dix-huit ans.

Fafhrd et le Souricier Gris se rencontrent, par Mike Mignola (1991)

Notes :
[1] Anophtalme signifie « qui n’a pas d’yeux ». Le terme est sans doute un peu trop spécifique pour restituer « Sheelba of the Eyeless Face », généralement traduit par Sheelba au Visage Sans Yeux, ou Sheelba au Visage Aveugle.
[2] Espadon : sorte d’épée à deux mains, la plus longue ayant jamais existé semble-t-il, utilisée au XVème siècle. Leiber dit, de façon plus vague, « huge longsword ».

Commentaire :

Fritz Leiber publie Induction dans son recueil de nouvelles Swords and Deviltry en 1970 (paru en France en 1982 sous le titre Épées et Démons). Il s’agit de textes de fantasy, dites alors de sword and sorcery, où il met en scène les aventures de ses héros Fafhrd et « the Gray Mouser », traduit en général par le Souricier Gris. Mais ces personnages, d’abord imaginés par Harry Otto Fischer dans une lettre de 1934, avant d’avoir droit à un premier récit en 1936, intitulé Adept’s Gambit, seulement publié en 1947 dans le recueil Night’s Black Agents où Leiber reprenait diverses histoires qu’il avait auparavant placées dans des magazines pulps.
Induction est à l’origine un court texte d’introduction placé au début d’un premier recueil consacré à Fafhrd et au Souricier Gris, Two Sought Adventure [Un duo en quête d’aventure], publié en 1957. Induction est alors déplacé dans Swords and Deviltry, tandis que le recueil Two Sought Adventure changera ensuite de nom pour devenir en 1970 Swords Against Death, soit en France : Épées et Mort (1982).

Le Souricier Gris par Jim Starlin, 1973

Ces tressautements éditoriaux ne changent rien au fait que Fafhrd et le Souricier Gris font partie des figures tutélaires de la fantasy, quelque part entre Conan le Cimmérien (1931) et Elric de Melniboné (1961). Leurs aventures ont eu droit à des adaptations en comics : dans une adaptation de 1973 nommée Sword of Sorcery de Dennis O’Neil (scénario) et des artistes tels Howard Chaykin, Walt Simonson et Jim Starlin ; dans la série Fafhrd and the Gray Mouser de 1991 où l’on retrouve les précédents mais aussi Mike Mignola, créateur de Hellboy. Ces histoires ont entre autres le mérite de montrer quelques éléments qui renvoient à Induction.

Le jeune Fafhrd par Walter Simonson

Induction

Sundered from us by gulfs of time and stranger dimensions dreams the ancient world of Nehwon with its towers and skulls and jewels, its swords and sorceries. Nehwon’s known realms crowd about the Inner Sea: northward the green-forested fierce Land of the Eight Cities, eastward the steppe-dwelling Mingol horsemen and the desert where caravans creep from the rich Eastern Lands and the River Tilth. But southward, linked to the desert only by the Sinking Land and further warded by the Great Dike and the Mountains of Hunger, are the rich grain fields and walled cities of Lankhmar, eldest and chiefest of Nehwon’s lands. Dominating the Land of Lankhmar and crouching at the silty mouth of the River Hlal in a secure corner between the grain fields, the Great Salt Marsh, and the Inner Sea is the massive-walled and mazy-alleyed metropolis of Lankhmar, thick with thieves and shaven priests, lean-framed magicians and fat-bellied merchants—Lankhmar the Imperishable, the City of the Black Toga.
In Lankhmar on one murky night, if we can believe the runic books of Sheelba of the Eyeless Face, there met for the first time those two dubious heroes and whimsical scoundrels, Fafhrd and the Gray Mouser. Fafhrd’s origins were easy to perceive in his near seven-foot height and limber-looking ranginess, his hammered ornaments and huge longsword: he was clearly a barbarian from the Cold Waste north even of the Eight Cities and the Trollstep Mountains. The Mouser’s antecedents were more cryptic and hardly to be deduced from his childlike stature, gray garb, mouseskin hood shadowing flat swart face, and deceptively dainty rapier; but somewhere about him was the suggestion of cities and the south, the dark streets and also the sun-drenched spaces. As the twain eyed each other challengingly through the murky fog lit indirectly by distant torches, they were already dimly aware that they were two long-sundered, matching fragments of a greater hero and that each had found a comrade who would outlast a thousand quests and a lifetime—or a hundred lifetimes—of adventuring.
No one at that moment could have guessed that the Gray Mouser was once named Mouse, or that Fafhrd had recently been a youth whose voice was by training high-pitched, who wore white furs only, and who still slept in his mother’s tent although he was eighteen.