lion face à au soleil couchant, peinture de Gérôme

La Route des Rois (« The Road of Kings ») est un poème écrit par Robert E. Howard qui apparaît dans ses nouvelles Le phénix sur l’Épée (The Phoenix on the Sword, 1932) et La citadelle écarlate (The Scarlet Citadel, 1933), qui font partie des premiers récits à raconter les aventures de Conan le Cimmérien. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un poème indépendant, destiné à être lu pour lui-même ou à être intégré dans un recueil, mais il est parfois publié comme tel, notamment dans les comics. J’en propose ici trois traductions personnelles pour le plaisir de l’exercice, deux en vers et une en prose, suivies de brèves remarques et du texte en langue d’origine (américain).

[1ère version. À noter : il s’agit d’une version en alexandrins non rimés, ce qui implique quelques sacrifices vis-à-vis du texte d’origine.]

La route des Rois

Quand j’étais combattant, résonnaient les timbales ;
Le peuple semait d’or les pieds de mon cheval ;
Depuis que je suis roi, le peuple me tourmente
De poison dans mon vin, de poignards dans mon dos.

Mensonge usé sous l’or ; fable du Droit divin
– Le trône est votre legs, le Sang paya le mien.
Ma couronne de sang, par Crom, je ne la braderai
Ni contre des vaux d’or, ni menacé d’Enfers !

Que sais-je d’étiquette, et d’apparat, de feintes ?
Moi, né en pays nu, j’ai grandi en plein air.
Les langues de serpent se taisent sous l’épée ;
Accourez pour mourir, chiens – ce roi est un homme.

Les Deux Majestés, Gérôme, 1883


[2ème version. À noter : il s’agit d’une version en alexandrins rimés cette fois, là aussi avec quelques modifications et contraintes par rapport au texte d’Howard : par exemple, une rime forcée au vers 2 avec un « cheval exultant » absent du poème américain.]

La route des Rois

Les timbales vibraient quand j’étais combattant ;
Le peuple poudrait d’or mon cheval exultant ;
Depuis que je suis roi, le peuple dans mon dos
Empoisonne mon vin, aiguise des couteaux.

Comme le droit divin, l’apparat est trompeur
– On vous légua le trône, or le sang et la sueur
Par Crom ! furent le prix du mien. Nulle menace
D’enfer, nul or ne me feront céder ma place.

Que sais-je des civilisés, menteurs rusés ?
Moi je suis né sous un ciel pur, en terre usée.
Taisez-vous, sophistes, rhéteurs : l’épée vous somme ;
Mourez, chiens ! Avant d’être un roi, j’étais un homme.

[3ème version. À noter : c’est une version en prose qui cherche le plus possible la fidélité, on pourrait bien sûr proposer un découpage pour donner l’illusion des vers et des strophes, mais cela resterait artificiel. Un détail : Howard utilise le mot « broadsword » pour désigner l’épée de Conan, dont la traduction la plus fidèle semblerait être estramaçon.]

La Route des Rois

Quand j’étais simple combattant, on battait pour moi les timbales ; le peuple poudrait d’or les pieds de ma monture ; mais à présent que je suis un grand roi, le peuple me suit à la trace, mêle du poison à mon vin et me poignarde dans le dos.
Coquille brillante et vide d’un mensonge rebattu ; fable du Droit divin – vous avez obtenu vos couronnes par héritage, quand le Sang fut prix de la mienne. Le trône que j’ai gagné par le sang et la sueur, par Crom, je ne le braderai ni contre la promesse de vals emplis d’or, ni menacé des Gouffres de l’Enfer !
Que sais-je des mœurs des civilisés, les dorures, les artifices, les mensonges ? Moi, qui suis né sur une terre aride et qui ai grandi à l’air libre. La langue subtile, la ruse du sophiste, toutes font défaut quand chante la grande épée ! Accourez à votre mort, chiens – J’étais un homme, avant d’être un roi.

Commentaire

Lisant ce poème, il faut garder en tête qu’il n’était pas censé être lu d’une traite, mais par morceaux : la première strophe est utilisée en épigraphe du chapitre 2 de la nouvelle Le phénix sur l’Épée, et la dernière en chapitre 5 du même récit. La strophe centrale apparaît en épigraphe du chapitre 2 de La citadelle écarlate. À vrai dire il ne paraît pas clair, à lire ces textes, qu’il y ait un ordre spécifiquement voulu par Robert E. Howard, et que le poème tel qu’il est communément repris ne doit pas son existence à une simple interprétation logique. Par ailleurs, ces nouvelles furent publiées dans deux numéros différents du magazine pulp Weird Tales, donnant certes une illusion de cohérence, mais Howard ne pouvait pas parier sur le fait que les lecteurs le suivraient. Il est certain que le poème peut être lu comme la déclaration hautaine de Conan le Cimmérien devenu roi, opposant une philosophie du mérite lié à la force, à l’effort, à la volonté… contre la conception d’un pouvoir dynastique légitime. Une narration est bien esquissée, qui correspond à celle du Phénix sur l’Épée, où Conan, qui s’est emparé du trône d’Aquilonia après avoir éliminé le tyran Numedides, est en butte à la rébellion de « légitimistes ». Parmi ceux-ci, on relèvera la présence du ménestrel Rinaldo, auteur d’une « Complainte pour le roi » précédent (« The Lament for the King ») : il est ainsi suggéré que « La route des Rois », dont l’auteur est inconnu, sert de contrepoint à la complainte dans une lutte des propagandes autour du trône aquilonien, et de la mémoire de Conan.
D’un point de vue formel, le poème privilégie régularité et simplicité : la plupart des vers peuvent se lire de façon autonome, les rimes sont suivies et fonctionnent par pair qui forment des « perfect rhymes » selon les critères de l’anglais (l’accent tonique porte sur la voyelle, le son consonantique qui précède diffère).
Concernant le titre, une Route des Rois (on peut hésiter sur les majuscules) existe bel et bien en langue française, qui désigne une route commerciale historique qui allait de l’Égypte jusqu’en Transjordanie. Mais en anglais, cette même route se dénomme the King’s Highway, on n’y verra donc pas une source d’inspiration pour Howard. La route, de toute façon, n’est pas tant physique que morale, et le poème condense en même temps qu’il fige une image du Cimmérien en barbare qui remet en cause les us mesquins de la civilisation.
Le titre a suffisamment marqué les esprits de certains amateurs de Conan, puisqu’il a été utilisé notamment par Karl Edward Wagner (le créateur de Kane !) pour un de ses propres romans, publié en 1979, narrant les aventures d’un Conan boucanier puis meneur d’une révolte contre le roi tyrannique de Zingara. C’est aussi, entre autres, le titre d’une extension du jeu de rôle Conan the Roleplaying Game de l’éditeur Moongose, un « succès » du jeu vidéo Conan Exiles, et bien sûr une série de comics (Conan: Road of Kings, 2010) scénarisée par Roy Thomas et dessinée par Mike Hwathorne. Plus récemment, on retrouve même le poème reproduit, mais dans un découpage différent, dans le n°1 de The Savage Sword of Conan (2024), avec une illustration de Gerardo Zaffino.
Les lecteurs pourront également lire ma traduction de la nouvelle de Howard, La Fille du géant du gel, où Conan poursuit la fille d’un dieu…

Le poème en anglais (américain) :

The Road of Kings

When I was a fighting-man, the kettle-drums they beat;
The people scattered gold-dust before my horse’s feet;
But now I am a great king, the people hound my track
With poison in my wine-cup, and daggers at my back.

Gleaming shell of an outworn lie; fable of Right divine
– You gained your crowns by heritage, but Blood was the price of mine.
The throne that I won by blood and sweat, by Crom, I will not sell
For promise of valleys filled with gold, or threat of the Halls of Hell!

What do I know of cultured ways, the gilt, the craft and the lie?
I, who was born in a naked land and bred in the open sky.
The subtle tongue, the sophist guile, they fail when the broadswords sing;
Rush in and die, dogs – I was a man before I was a king.