Saint Sébastien, soldat martyr peint par Marco Palmezzano

Robert Graves écrit son poème « The Last Post » en juin 1916, alors qu’il participe à la bataille de la Somme en tant que capitaine du régiment d’infanterie des Royal Welch Fusiliers (premier Bataillon). Il y évoque la peur de la mort et le désespoir devant la guerre. Le « Last Post » est le nom d’une sonnerie militaire jouée au clairon, pour indiquer la fin des activités de la journée, mais plus particulièrement pour commémorer les morts. Elle est en usage dans les armées du Commonwealth, ainsi qu’à Ypres en Belgique où les pompiers le jouent chaque soir en mémoire des soldats britanniques tués dans la région, lors de la bataille du saillant d’Ypres. Je propose ici trois traductions différentes du poème, suivies d’un bref commentaire et du texte original en anglais.

[1ère version : en alexandrins rimés, qui respecte le schéma de rimes ABBA CDDC CEE du poème anglais. La versification implique quelques sacrifices. Graves était un classiciste, un traditionnaliste dans son écriture du vers, une traduction rimée peut donc se justifier. Néanmoins, je n’ai pas réussi à maintenir toujours une césure à l’hémistiche, ni à alterner systématiquement les rimes masculines et féminines, et suis ouvert aux propositions.]

Le Last Post

(Juin 1916)

Le clairon fit sonner sa fort belle romance —
Extinction des feux ! des feux ! — pour la place vide :
Une prière allait sur les notes timides.
Dieu, si c’est ça pour moi, la fois prochaine en France
Qu’au moins le clairon spectral me soit épargné
Tandis que mort je gis dans le gaz, le vacarme,
Parmi les morts en rang déchirés par les armes,
Allongés sous le ciel, tout raides et muets —
Trop jeunes pour mourir, les joyeux Fusiliers.
La musique cessa ; le soleil en retraite
Comme il se tenait là ensanglantait sa tête.

[2ème version : sans mètre fixe ni rimes imposés, je m’efforce ici de rester plus fidèle à la lettre.]

Le Last Post
(Juin 1916.)

Le clairon lança un appel des plus romantiques —
Extinction des feux ! Extinction des feux ! — sur la place désertée :
Il jeta une prière sur les notes grêles et cuivrées.
Dieu, si c’est ça pour moi la fois d’après en France,
Épargnez-moi le clairon fantôme tandis que je gis
Mort dans le gaz, la fumée et les détonations,
Mort en rang parmi les autres mis en pièces,
Étendus si raides et muets sous le ciel —
Les jeunes et joyeux Fusiliers, trop bons pour mourir.
La musique cessa, le coucher du soleil
Luisait sanglant sur sa tête, comme il restait là.

[3ème version : essentiellement une variation de la précédente, avec des alternatives. Le dernier vers est ici plus explicité. On pourra noter le tutoiement pour la prière à Dieu, anachronique, dans la mesure où il n’a été semble-t-il introduit en France que dans les années 1960. Mais, il peut arriver qu’un sans-grade tutoie son officier…]

Le Last Post
(Juin 1916.)

Le clairon sonna pour la belle romance —
Extinction des feux ! — la place était déserte :
Une frêle prière flottait sur les notes de cuivre.
Dieu, si pour moi c’est ceci, la prochaine fois en France,
Épargne-moi le clairon fantôme tandis que je repose
Mort dans le gaz, la fumée et le fracas des armes,
Mort alignés avec les autres, déchiquetés,
Qui reposent tout roides et cois sous le ciel —
Jeunes et joyeux Fusiliers, trop bons pour mourir.
La musique se tut, l’éclat rouge du couchant
Nimbait sa tête de sang, comme il restait au garde-à-vous.

Saint Sébastien, soldat martyr peint par Marco Palmezzano
Saint Sébastien, peinture de Marco Palmezzano, 1515-1520

Commentaire

Lorsqu’il écrit The Last Post en juin 1916, Robert Graves est l’auteur d’un tout premier recueil de poèmes, Over the Brazier, publié en mai 1916, dans lequel il chercher à exprimer (et à imaginer en partie, puisque certains poèmes au moins ont été écrits avant son arrivée au front) le point de vue d’un soldat dans les tranchées. Il participe à la bataille de Loos (1915) puis à la bataille de la Somme (1916). Le « Last Post » est écrit dans le contexte de l’horreur du front, et alors que Graves pleure encore la mort de son second lieutenant David Thomas en mars 1916. Le titre préserve le double sens : à la fois sonnerie qui marque la fin d’une journée de combats à laquelle le soldat a survécu, mais aussi sonnerie aux morts, en particulier des Fusiliers, dont l’image est convoquée.
Graves ajoute à la dimension élégiaque un registre ironique, entre le son « romantique » du clairon et la prière désespérée : le clairon ne veut pas le salut des autres, ni même le sien, mais simplement qu’on lui épargne la sonnerie aux morts, façon subtile de prendre ses distances avec les cérémonies, les discours et autres oripeaux officiels qui embellissent la guerre et sacralisent les morts. Le clairon aspire au silence, en contraste avec le fracas des armes et tous les autres bruits de la guerre, tout en étant conscient que ce silence ne peut être que celui de la mort.
C’est peut-être aussi une aspiration au silence par pudeur et humilité, faute peut-être de se sentir capable de dire l’horreur : Graves par la suite refusera de republier ses poèmes de guerre, les écartant par exemple de son anthologie Collected Poems de 1938. Les derniers vers donnent encore au soldat l’image d’un « martyr rouge », auréolé de sang : réponse silencieuse, divine en apparence, mais réponse terrible, puisqu’elle voue le clairon à une mort certaine, et à un « this« , « ça » ou « ceci » renforcé par l’italique, qui semble résumer la guerre en même temps qu’il la rejette.
Graves devait pressentir la suite. Il est gravement blessé le 20 juillet 1916, à la bataille de la Somme, au point d’être déclaré mort (ses parents en seront informés !) le jour de son anniversaire, le 24 juillet. Il se remet des blessures, mais reste traumatisé (on parle alors d' »obusite »). Les combats sont finis pour lui.
Dans une lettre à son ami le poète Siegfried Sassoon, qu’il avait rencontré dans les Royal Welch Fusiliers, il déclare alors : « Au fait, je suis mort le jour de mon 21ème anniversaire. Je ne pourrai jamais grandir, maintenant. »

THE LAST POST

(June, 1916)

The bugler sent a call of high romance—
Lights out! Lights out!—to the deserted square:
On the thin brazen notes he threw a prayer.
God, if it’s this for me next time in France
Spare me the phantom bugle as I lie
Dead in the gas and smoke and roar of guns,
Dead in a row with the other shattered ones,
Lying so stiff and still under the sky—
Jolly young Fusiliers, too good to die.
The music ceased, and the red sunset flare
Was blood about his head as he stood there.

Source :
A Treasury of War Poetry: British and American Poems of the World War, 1914-1919
https://archive.org/details/atreasurywarpoe02clargoog/page/n232/mode/2up