Morgan le Fay d'après la peinture préraphaélite

Sofia Samatar est connue en France pour son roman Un étranger en Olondre (2012), mais c’est aussi une poétesse qui propose ses textes dans diverses anthologies et revues, notamment la défunte Liminality, dont le site toujours en ligne permet de découvrir le poème en prose « A Visit with Morgan le Fay ». J’en propose une traduction personnelle ci-dessous, suivie d’un bref commentaire et d’une partie du texte en anglais (américain), avec un renvoi au texte complet sur le site de Liminality.

Morgan-le-Fay, peinture préraphaélite de Frederik Sandys, 1863-1864.

Une visite à la fée Morgane

Venez voir par là, dit-elle, derrière ces meules. Je suis navrée. D’habitude, je n’utilise pas la porte d’entrée. Son boudoir était plongé dans l’ombre, les fenêtres en étaient obstruées par des glycines. Elle prit place dans la chaise longue, petite femme dans une robe en dentelle, et oh ma chère dit-elle il y a longtemps si longtemps que j’étais la Reine Blanche guettant par-dessus la muraille. Il y a longtemps que je suivis de près les limiers et que les cors des fées retentirent dans le bois vert, très vert, d’un son si ténu que vous les auriez pris pour l’appel des chouettes. Je me rendis au mariage, bien sûr que oui, et fis l’amour à un chevalier aux yeux de biche, derrière les tapisseries. J’étais déguisée, mais il me reconnut. Sa chair dansa sous ma main. Non, dit-elle en souriant, elle ne dirait pas son nom, d’ailleurs à quoi bon, puisqu’il était retourné à la poussière, les hennissements de plaisir l’avaient saisi jusqu’à la moelle. Comme elle se souvenait bien de leurs cris stridents, lorsqu’elle trayait les truies pour la fête de la Saint-Jean ! Elle affirma qu’elle serait heureuse de rester à la retraite jusqu’à la fin du monde.

Bon, dit-elle, c’était le labeur des femmes, perpétuel, difficile. Je retirais la rosée des tombes tous les matins, même en hiver, quand c’était de la glace. Mes pieds encore ensanglantés par la danse et enduits de graisse contre le froid. Puis j’allais nouer les queues des chevaux. J’étais toujours lasse.

Couverture du roman Un étranger en Olondre de Sofia Samatar. Illustration de Xavier Collette. Traduction de Patrick Dechesne.

Commentaire :

Le poème se prête évidemment à une lecture féministe, et on ne s’étonnera donc pas d’y retrouver des thèmes soulevés par Ursula K. Le Guin (sur ce sujet, le lecteur pourra jeter un œil sur Terremer et le féminisme), en particulier peut-être une évocation du sexe qui renverse les attentes des représentations romantiques du Moyen Âge, mais souligne l’animalité du désir, donc son naturel. De même que le son des cors féeriques passent pour des cris de chouettes ou de hiboux, l’image figée de la royauté disparaît en quelque sorte « derrière les tapisseries », un envers du décor où le pouvoir des fées n’est plus un fantasme échappant aux contraintes humaines, mais un travail, un « labeur » qui n’épargne ni le corps ni le moral. Les apparences ne sont pas l’expérience (le déguisement de Morgane est d’ailleurs superflu). Ainsi la danse, les nœuds de fées, la cueillette de la rosée, demandent-ils tous des efforts, un prix à payer. Celui-ci paraît lié à la mort : l’amant d’autrefois n’a pas survécu au plaisir (on est loin du chevalier chaste survivant aux quêtes les plus rudes), les tombes et l’hiver ajoutent à l’imagerie funèbre. La fée a cependant son échappatoire : elle est retraitée, elle soigne son confort et chérit certains souvenirs, la ferme pour elle a supplanté le château, l’espace s’est rétréci. Les glycines font de l’ombre, Morgane n’a plus rien à guetter, pas d’amant en tout cas, elle qui est réputée pour en avoir plusieurs dès les textes médiévaux : ils y sont nommés Guiomar, Bertilak (le Chevalier vert), Accolon… mais leurs noms valent moins cette fois que leurs cris, et même que ceux des truies de la Saint-Jean, c’est-à-dire du solstice d’été où les danses lient christianisme et paganisme dans leurs échos populaires. La fée Morgane donc, est avant tout une femme, à moins que toutes les femmes ne soient fées, nouant peines et plaisirs.

La fête de la Saint-Jean, Jules Breton, 1873.

Le lecteur curieux pourra découvrir le poème entier en suivant ce lien vers le site Liminality et son numéro 4 de l’été 2015.

A Visit with Morgan le Fay

Come around this way, she said, around those bales. I’m sorry. I don’t usually use the front door. Her parlor was dark, the windows choked with wisteria vine. She sat in the bone chair, a small woman in a lace dress, and oh my dear she said it’s long so long since I was the White Queen looking out over the wall. […]

Well, she said, it was women’s work, perpetual and hard. I skimmed the grave-dew every morning, even in winter, when it was ice. My feet still bloody from dancing and smeared with fat against the cold. Then I’d go knot the horses’ tails. I was always tired.